Un jeune homme seul
de Roger Vailland

critiqué par Fanou03, le 1 février 2019
(* - 48 ans)


La note:  étoiles
Révolte, illusions perdues et solitude
Eugène-Marie Favart, a quinze ans en 1923 et s’ennuie ferme dans la demeure bourgeoise de ses parents à Reims, coincé entre une mère bigote et un père affectant une certaine mollesse. Il est impatient de porter le pantalon à la place des culottes-courtes, de devenir un homme, d’avoir le cran d’aller séduire les filles, et notamment les jeunes ouvrières qu’il surveille à la sortie de l’usine : elles ont pour lui le parfum de la liberté ! Il compte beaucoup sur la noce de son oncle Lucien, à Paris, où toute la famille est invitée, pour enfin quitter ses habits étriqués d’adolescent…

Les marques de fabrique de Roger Vaillant, ce qui fait toute sa typicité, se retrouvent avec évidence, me semble-t-il, dans Un jeune homme seul. La question de l’appartenance à une classe sociale ressort ainsi tout le long du roman, ainsi que celle de l’engagement et de la lâcheté. On notera également la place accordée aux rôles féminins, même secondaires, et la présence de dialogues incisifs et d’une grande vivacité.

La première partie du roman, qui met en scène Eugène-Marie adolescent, est marquée par la fluidité de l’écriture, et par l’énergie crâne dont cet adolescent fait preuve. Ni tout à fait adulte, et plus tout à fait enfant, il cherche sa place, commence à remettre en cause les valeurs de sa famille, d’émanation bourgeoise mais aux origines rurales ou ouvrières. Dans le chapitre d’ouverture de Un jeune homme seul il y a d’ailleurs un petit quelque chose qui m’a fait penser à la propre révolte de Jacques des Cahiers Gris de Roger Martin du Gard. Les longues pages traitant de la noce de Lucien, l’oncle de Eugène-Marie, sont pour moi d’une virtuosité impressionnante, par la comédie sociale et humaine qu’elle dépeint, et par le sens de la composition dont fait preuve Roger Vaillant : j’en imaginais presque des mouvements de caméra, des travellings et des zooms. Cette noce est aussi une étape initiatique pour Eugène-Marie : c’est là que le tout jeune homme y devient adulte, tout en restant incroyablement conscient de sa solitude, incompris par les autres, et ne les comprenant pas.

Étourdi quelque peu par cette première partie de grand talent, la deuxième partie m’a moins marqué. Il faut dire que la rupture entre les deux est importante. D’une part l’époque change : nous sommes désormais sous l’Occupation ; d’autre part à un discours intimiste portant les pensées intérieures de Eugène-Marie, nous voilà maintenant du point de vue d’un inspecteur mandaté par le régime de Vichy pour enquêter sur une série de sabotages qui a lieu dans un dépôt de locomotives dirigé justement par Eugène-Marie Favart, devenu ingénieur SNCF. Sous le regard sans pitié du policier, les autres personnages semblent lointains, comme effacés. La manière dont est menée cette deuxième partie induit ainsi à mon avis un certain déséquilibre dans le roman, non rédhibitoire mais néanmoins quelque peu dommageable.

Il n'empêche qu'elle possède en propre pourtant moult qualités. Certains dialogues sont étincelants (les échanges entre Eugène-Marie et l’inspecteur) et l’écriture tendue, prête à se rompre, rend parfaitement les illusions perdues de cet homme éternellement seul qu’est Eugène-Marie Favart. Roger Vaillant lui offre pourtant et pour la dernière fois, à travers l’engagement dans la Résistance, l’occasion de donner enfin un sens à sa vie.