Les classes moyennes à la dérive
de Louis Chauvel

critiqué par Eric Eliès, le 27 janvier 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Le modèle français dans l'impasse ?
La lecture de ce court essai (une centaine de pages), publié il y a une dizaine d’années, permet d’inscrire le mouvement « Gilets jaunes » dans une perspective historique de déclassement progressif des classes moyennes, de plus en plus inquiètes pour leur avenir et celui de leurs enfants.

L’auteur s’efforce tout d’abord de définir les classes moyennes, ce qui s’avère peu évident en raison de leur forte hétérogénéité. Le critère du revenu n’est pas suffisant pour définir une classe sociale, qui suppose aussi un sentiment d’appartenance à une communauté. En fait, il est nécessaire de distinguer entre classes moyennes supérieures et classes moyennes intermédiaires et aussi entre nouvelle classe moyenne (dont le statut repose sur des savoir-faire ou un patrimoine culturel : techniciens, enseignants, fonctionnaires, etc.) et ancienne classe moyenne (dont le statut repose sur des ressources économiques et un patrimoine productif : terres agricoles, petites entreprises, etc.).

L’auteur brosse ensuite le portrait de ces classes moyennes dont le rêve de progrès et d’autonomie, qui avait alimenté les conquêtes sociales des années 60/70, menace de virer au cauchemar. La thèse est assez simple et le livre, malgré quelques formulations un peu ampoulées, se lit aisément. Il fait le constat que les Trente glorieuses, qui ont révolutionné la France et sa structure sociale, ont permis à la génération née après-guerre de bénéficier d’une ascension sociale rapide stimulée par une forte croissance mais que, depuis les années 80, la stagnation économique en sape les fondements et provoque désenchantement et inquiétude… La crise est d'autant plus vive en France que, contrairement aux autres classes moyennes européennes confrontées à des difficultés similaires, les classes moyennes françaises sont porteuses d'un modèle social d'émancipation exaltant les libertés individuelles. La crise économique se double ainsi d'une crise des valeurs. Pourtant, les chiffres macro-économiques de la France restent bons : la pauvreté globale ne s’accroît pas et l’écart entre les plus riches et les plus pauvres reste maîtrisé, contrairement à la tendance observée dans la plupart des autres pays développés. En fait, ces chiffres macro-économiques ne reflètent pas la situation, dramatique pour l’avenir, des jeunes générations qui sont confrontées à une précarisation et une pauvreté que n’ont pas connues leurs parents, qui n’ont pas du tout préparé la transition et ont fait le choix d’endetter la France pour ne pas renoncer à leurs avantages. Dans la période de stagnation qui sévit depuis les années 80, la concurrence entre jeunes diplômés est féroce et favorise ceux qui bénéficient de réseaux relationnels, provoquant de fait une dévalorisation des diplômes. Les salaires d’embauche sont également tirés vers le bas, et de plus en plus de jeunes dépendent, pour faire leurs premiers pas dans la vie, du soutien apporté par leur famille. L’ascension au mérite, qui constituait la clef du modèle social français, semble définitivement enrayée et l’auteur se montre pessimiste sur la capacité des politiques à réformer le système français pour le remettre d’aplomb, notamment dans le contexte d’une compétition économique devenue mondiale. Les jeunes générations, qui le ressentent avec d'autant plus d'acuité que le niveau d'éducation n'a jamais été aussi élevé, ont été sacrifiées par celle de leurs parents et leur anxiété pourrait être la cause de crises violentes. Le mouvement actuel des "Gilets jaunes", dont les multiples revendications portent sur de nombreux points soulevés par l'auteur, démontre la pertinence de cette analyse. Je dois aussi avouer que les mécanismes de la paupérisation des classes moyennes, prises en étau entre des élites de plus en plus prospères et des classes populaires privées d'espoir d'ascension sociale, m'a un peu fait songer au roman "Le talon de fer" de Jack London, qui prophétisait que le système capitaliste aboutirait nécessairement à l'écrasement des classes moyennes et à l'avènement d'une ploutocratie aux allures de dictature...

Louis Chauvel présente quelques pistes de réflexion mais les solutions proposées seront douloureuses (d'où sans doute le pessimisme de l'auteur sur la capacité des politiques à les mener à bien) car elles reposent sur des réformes visant à adapter la société française à la compétition mondiale actuelle, consacrant ainsi l'inanité de la nostalgie d'une époque révolue dont le succès a reposé sur une croissance dont le rythme ne pouvait que s'essouffler. Ce taux de croissance était d'ailleurs malsain car il alimentait une surproduction et une surconsommation qui ont causé de gros dommages, notamment écologiques. Il est dommage que l'auteur, comme d'ailleurs la plupart des sociologues, évoque souvent Bourdieu ou Touraine mais ne cite jamais les travaux de Gaston Bouthoul tant son diagnostic me semble faire écho aux menaces de guerres et de conflits que Gaston Bouthoul décelait dans les tensions démo-économiques.