Discernement
de Guillaume Contré

critiqué par Débézed, le 22 janvier 2019
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Errance citadine
Un texte monolithique, un texte d’un seul bloc comme une barre d’HLM ou comme un alignement de façades dans le cœur historique d’une ville, un texte qui commence en haut à gauche de la première page et qui ne s’interrompt pas avant le dernier point, aucun retour à la ligne, aucun saut de ligne, aucune respiration. Dans ce texte un jeune garçon dont on ne sait rien, sauf son prénom nullement indispensable à la compréhension de son récit, raconte sa déambulation, sa fugue, son errance, dans une ville anonyme. Il ne sait pas où il est, il ne sait pas où il va, du moins il ne le dit jamais. Il marche devant lui, rentre parfois dans un café où il boit ce qu’on lui sert, quand on lui sert quelque chose, et ressort pour reprendre son cheminement erratique. Il ne parle à personne et presque personne ne lui parle, de toute façon il ne comprend pas ou n’entend pas ce qu’on lui dit.

Il rencontre toujours les mêmes personnages : un petite vieille aux yeux vitreux, un homme avec un chien qui ne le regarde jamais mais le chien si, un homme avec une cravate à fleurs, un garçon de café qui a une tête de client, avec ou sans son tablier, un client du bar qui a une tête de joueur de foot des années soixante-dix… Et dans la rue, il y a des bus qui se ruent comme des bisons à l’assaut des carrefours. Une voiture avec une vitre baissé où un passager crie quelque chose qu’il ne comprend pas… Il ne communique avec personne mais il pense, réfléchit … enfin, quand il en a envie, quand il peut, quand il y pense. « Une fois sur le trottoir d’en face, je continuerai à penser, se dit-il… ».

Frédéric apparaît comme un personnage qui n’est pas doté de toute sa raison ou comme une personne en plein cauchemar qui ne sait pas trop bien qui elle est, où elle est, où elle va... Vers la fin de son périple, il se voit comme victime d’un dédoublement de la personnalité, alors on pourrait penser, s’il est bien éveillé, que ses facultés mentales sont altérées, qu’il discerne mal les choses et pourtant « Le discernement lui semblait un bon chemin dans la vie, une façon sereine et sûre de traverser ». Mais traverser quoi pour aller où ? Il ne le dit pas très clairement. Discernement semble plutôt un mot dont il se gargarise, « Ce mot, « discernement », était un talisman pour Frédéric, même s’il n’y croyait pas toujours ».

Mais, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, les personnes aux facultés intellectuelles altérées pensent et réfléchissent. « Pour Frédéric penser et percevoir étaient des activités tellement liées que l’absence de l’une empêchait d’avance la possibilité de l’autre ». L’auteur nous entraîne dans un monde où la raison ne commande pas tout, où les personnages agissent par habitude ou sous la force d’une impulsion, d’une intuition, où la bonne solution n’est pas forcément la plus raisonnée ni la plus raisonnable même quand soudainement la raison semble reprendre ses droits. « L’éternuement fut libérateur en bien des aspects, … En second lieu parce que ce fut comme un réveil pour Frédéric, comme s’il sortait enfin d’un rêve qui durait depuis des années ».

Un texte simple, dépouillé, qui rapporte une aventure pas très cohérente car elle est racontée par un personnage à la raison altérée ou sous l’emprise d’un cauchemar. Mais malgré cette apparente incohérence, l’auteur lance quelques piques bien affutées contre notre société qui a fait le choix de la simplification, au risque de la médiocrité, pour générer encore plus de profits en se mettant à la portée du plus grand nombre. Le nivellement par le bas. « C’était un bar laid et impersonnel, de ceux qui font partie de chaînes qui prétendent nous faire croire aux vertus de la répétition du même, comme si nous ne foulions pas les rues à la recherche de la différence ». Et Frédéric bute toujours sur les mêmes personnes et les mêmes obstacles…