Ce cauchemar qui n'en finit pas
de Pierre Dardot, Christian Laval

critiqué par Eric Eliès, le 14 juillet 2018
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une dénonciation, fondée sur l'analyse de la crise grecque, des mécanismes du néolibéralisme et du pouvoir des oligarchies
Cet essai, écrit en 2016 par deux sociologues de l’université de Nanterre, est une thèse à charge qui tente, à la lumière de la récente crise européenne provoquée par la dette grecque, de démonter les principes et les modalités du néolibéralisme. L’argumentation est riche et étayée et beaucoup plus subtile qu’une simple dénonciation du libéralisme, dont les auteurs dévoilent les forces et les multiples nuances. La dénonciation est donc assez convaincante, tout en étant en même temps assez désespérante par l’absence de solution viable proposée…

Les auteurs concentrent leur réflexion sur la situation européenne récente. C’est d’ailleurs, il me semble, la principale faiblesse de l’ouvrage qui me paraît trop ignorer l'influence de la politique américaine et le poids du contexte de la guerre froide sur l'orientation des politiques européennes depuis 1945. Pour eux, la construction européenne ne résulte pas de la mise en application des principes, hérités de la philosophie kantienne, qui visent à assurer la paix par l’imbrication des intérêts. A rebours des accents iréniques de sa légende fondatrice, l’Europe est issue de la volonté de mettre en place, au niveau du continent, une structure de gouvernance fondée sur l’expertise de techniciens avisés, non soumis à l’arbitraire des populations et des hommes politiques suspectés de démagogie. Le néolibéralisme, soutenu par une oligarchie promouvant l’autonomie des banques centrales et la primauté du droit privé sur le droit public, s’est imposé, dans les esprits et dans les faits. Progressivement, une élite technocratique s’est emparée des leviers de décision pour ériger l’union européenne en immense appareil de production de normes, qui priment sur les volontés populaires, par l’habile utilisation des situations de crise pour légitimer des décisions drastiques et contraignantes. En fait, les crises du libéralisme se transforment aussitôt en opportunités pour son renforcement. C’est ce qui explique la survie des acteurs qui auraient dû périr lors de la crise économique majeure de 2008.

Car le néolibéralisme n’est pas le libéralisme de l’économie de marché régie par la libre concurrence. Au contraire, le néolibéralisme s’est emparé de l’Etat et l’utilise comme un agent correcteur de la concurrence. Il faut d'ailleurs soigneusement distinguer, dans le concept de concurrence, entre « concurrence par l’innovation » et « concurrence par les prix ». Le néolibéralisme, qui privilégie la « concurrence par l’innovation », tend à concentrer la production et la richesse aux mains de grandes entreprises internationales et considère que le bien commun résulte davantage des économies d’échelle que de la concurrence entre les entreprises. Ces grands groupes sont devenus les créanciers des Etats et ont pu leur imposer de couvrir la dette privée par les politiques publiques. La dette est ainsi devenue une clef de gouvernance. En fait, ces créanciers se comportent vis-à-vis des Etats de la même façon que des actionnaires imposant aux entreprises d’ajuster leurs décisions en fonction de leurs intérêts (impact sur le cours de bourse, etc.).

Comment un tel système peut-il survivre ? Tout d’abord, et c’est le point trop souvent négligé par les forces d’opposition au libéralisme, il propose un modèle de société, fondé sur l’entreprenariat, capable de produire du rêve. Chacun, se voyant désigné comme l’entrepreneur de sa propre vie, se sent investi du pouvoir de la diriger et de l’embellir. Tout modèle alternatif au libéralisme doit, nécessairement, être porteur d’une force de rêve d’une intensité au moins équivalente. Enfin, et surtout, le néolibéralisme a cadenassé toute opposition. La crise grecque n’a pas été provoquée par la dette de la Grèce mais par le succès de Syriza qui ambitionnait de proposer un autre modèle. La dette grecque n’a été que l’instrument de l’oligarchie européenne pour briser Syriza, qui a eu la naïveté de croire que les règles du jeu étaient honnêtes et transparentes. Or la plupart des réunions se sont tenues portes closes, sans établissement de procès-verbal. Un gouvernement, installé par la volonté populaire, a été renversé par une structure technocratique. Le livre n'aborde pas les situations plus récentes, postérieures à la crise grecque. Néanmoins, il semble clair que le conflit entre les peuples et la technostructure européenne se cristallise en exacerbant les nationalismes...

En analysant, de manière détaillée et approfondie, les mécanismes de la crise grecque, les auteurs montrent que les élites, qui tirent profit pour elles-mêmes de leur position de pouvoir, travaillent à museler les peuples et sapent les fondements même de la démocratie. Il n’y a quasiment plus d’opposition au néolibéralisme et la gauche elle-même (envers laquelle les auteurs ont des mots très durs) s’y est rallié. Il faudrait revenir à la définition grecque (cf Aristote) de la démocratie authentique, qui n’était pas le pouvoir du peuple confié à des représentants mais le pouvoir des démunis contre le pouvoir des nantis. Aujourd’hui, Ploutos est le maître de la Cité…