Esquisse pour une auto-analyse
de Pierre Bourdieu

critiqué par Sahkti, le 1 juin 2004
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Les silences de Bourdieu
"Comprendre, c'est d'abord comprendre le champ avec lequel et contre lequel on s'est fait."

Cet opuscule est émouvant, non seulement parce qu’il est posthume et quelque part testamentaire mais aussi parce que Bourdieu se confie et raconte comme jamais, nous offrant dans ces pages un travail longuement mûri, intime et hautement personnel.
Rédigée fin 2001, quelques mois avant la mort de l’illustre professeur, cette esquisse veut nous donner les infos nécessaires pour comprendre l’environnement intellectuel de Pierre Bourdieu. L’auteur insiste sur le fait que ce n’est pas une autobiographie mais la présentation de faits sociaux et intellectuels qui ont influencé sa démarche et au milieu desquels il a évolué.
La version originale de l’ouvrage a d’abord été publiée en Allemagne (Editions Suhrkamp), on ne peut que regretter que le décès de Bourdieu l’ait empêché de peaufiner la version française.

Pierre Bourdieu entame son récit par ses études, le paysage académique, l’éducation reçue, les tendances scolaires en vogue au moment où il usait ses fonds de culotte sur les bancs de l’Ecole normale supérieure. Réfutant l’idée que la philosophie était ce qu’il y avait de mieux au sommet de la hiérarchie scolaire, Pierre Bourdieu a décidé de se frotter aux grands penseurs, les retranchant dans leurs positions et leur opposant d’autres idées, d’autres réflexions, de lui ou d’autres, tels Claude Lévi-Strauss ou Georges Canguilhem. Pour lui la philosophie doit être humaine et pas uniquement de la théorie intellectuelle. Une approche de la sociologie qu’il aura l’occasion de développer pendant son service militaire en Algérie, un séjour très dur sur lequel il ne s’étend pas, tout en livrant l’essentiel de son sentiment et de ses blessures intimes.
Bourdieu en reviendra avec une notion plus forte encore de ce que doit être la sociologie et la philosophie, agacé par la suffisance des milieux intellectuels dominants et cette hiérarchie immuable contre laquelle il se battra dans de nombreux ouvrages. Ce qui lui valut de nombreuses critiques et levées de boucliers, autant d’attaques qui le blessèrent profondément, souffrance qu’il confie à demi-mots.

Quel contraste entre la violence de certains propos de Bourdieu, lorsqu’il s’en prend à l’establishment intello et ce que l’on découvre ici, une douceur et une gentillesse qui l’ont sans doute bien desservi face à certains rapaces. On sait que Pierre Bourdieu a toujours souffert de ses origines modestes et lorsqu’il est entré au Collège de France, il a parfois parlé de trahison de ses origines, lui, l’enfant issu d’une famille plus que modeste, évoluant au milieu des grands penseurs de la France d’en haut.
"La contradiction où me met le fait même de la consécration sociale heurte mon image de moi."
Bourdieu en parle avec pudeur et dignité dans cet ouvrage, il raconte les moqueries de ses camarades de classe à propos de ses vieux vêtements, de son accent un peu "paysan", de son père facteur et pas vaniteux pour un sou. Des leçons de vie qui l’ont poussé, raconte-t-il, à lutter contre l’intellectualisme mondain et à dénigrer ces penseurs bourgeois qui se proclamaient de gauche pour faire populaire et approcher le monde réel qu’ils ne pouvaient cependant contempler qu’en se pinçant le nez.

C’est un très beau texte, le récit d’un homme qui se confie sans s’étaler, qui parle de la société dans laquelle il a grandi et évolué avec une lucidité qui inspire le respect.
Analyse d'un parcours d'homme et de scientifique 8 étoiles

L’épitaphe de ce petit livre d’une centaine de pages précise que ce n’est pas une autobiographie. Bourdieu préfère le terme d’auto-analyse. Pourquoi pas, même si je n’ai pas remarqué de grande différence, si ce n’est l’ordre non chronologique du récit. On sent que le sociologue cherche à disséquer les éléments et évènements qui ont fait sa vie de manière objective, avec son regard de scientifique. Pour moi qui ne connais pas grand-chose aux méthodologies des sciences sociales, cela a plus l’air d’une introspection, ne s’appuyant pas sur des faits étayés. Mais peut-être que les nombreux ouvrages vers lesquels il renvoie permettent de démontrer ses analyses.

Ce n’est sans doute pas le livre de Bourdieu à lire en première intention. Je pense qu’il faut déjà avoir notre curiosité attisée par ses autres écrits et ses positionnements dans la vie politique et scientifique pour apprécier la découverte de son parcours, de ses engagements, de son enfance. Il délivre les noms notamment des philosophes qui ont marqué son parcours : Canguilhem, Vuillemin, Bachelard, Koyré….

Il revient grosso-modo sur ses années difficiles d’interne difficile dans le sud-ouest de la France ; sur ses années universitaires à l’Ecole Normale et son détachement peu à peu de la philosophie ; sur son service militaire en Algérie qui a précédé ses premières études sociologiques au sujet des Kabyles ; sur des aspects plus récents de sa vie. Il essaie de retrouver dans situations de son enfance les évènements, lieux et personnes qui l’ont « déterminé » à agir, réfléchir, se positionner comme il l’a fait à l’âge adulte.

C’est intéressant même si selon moi cela ne dégage pas de contenu proprement scientifique ou épistémologique.

Elya - Savoie - 34 ans - 14 août 2013