Le lard bleu
de Vladimir Sorokine

critiqué par Pucksimberg, le 25 juin 2018
(Toulon - 44 ans)


La note:  étoiles
Règlement de compte par la littérature
Quand ce roman est sorti ce fut comme un séisme dans le monde littéraire et politique russe. Des livres ont été déchirés et jetés dans des toilettes géantes devant le Bolchoï par la Jeunesse Poutine. Vladimir Sorokine a même été poursuivi en justice pour pornographie. C'est sûr que ce roman est unique, dérangeant et assez provocateur. L'écrivain n'a aucune limite et a voulu désacraliser certaines figures qui semblaient intouchables.

En 2068, en Sibérie, des chercheurs ont cloné sept grands écrivains : Nabokov, Dostoïevski, Akhmatova, Tolstoï, Tchekhov, Pasternak et Platonov. En les faisant travailler dur, ces auteurs sécrètent une substance bleue, du lard bleu que ces scientifiques s'empressent de récupérer. Une espèce de secte avec des êtres petits mais avec un organe démesuré ( oui, oui, vous pensez au bon organe ) s'empare de cette matière précieuse qui est transportée en 1954 ! Non la guerre n'a pas terminé comme nous le savons. Ce sont Staline et Hitler qui l'ont emporté. Londres a été détruite par la bombe atomique, les Etats-Unis sont responsables de la Shoah ... Les dictateurs seront très intéressés par cette matière provenant du futur.

Vladimir Sorokine dynamite nos repères et fait de figures célébrissimes ses personnages principaux qui sont de véritables marionnettes entre les mains de cet écrivain à l'imagination diabolique. Au début du roman est mise en exergue une citation de Rabelais. Comme pour l'auteur humaniste, dans ses romans il y a bien plusieurs niveaux de lecture et la farce et les exagérations sont omniprésentes. Certaines scènes sont violentes, d'autres purement sexuelles. L'écrivain transgresse les rigueurs russes : Staline et Khrouchtchev s'aiment de manière torride, les grands auteurs se retrouvent dans des situations peu valorisantes, voire humiliantes. Pauvre Anna Akhmatova ! L'écrivain nous entraîne dans ses délires, parfois totalement absurdes et imprévisibles. Le lecteur en vient même à admirer cet auteur qui a osé écrire un roman comme celui-là dans un pays si rigide et autoritaire. Il faut du courage et un peu de folie ! Mais quelle découverte ! Même Soljenitsyne est évoqué dans ce roman de manière irrespectueuse.

Ce n'est pas vraiment la littérature qui est assassinée par cet auteur contemporain c'est surtout ce que le pouvoir exigeait de ces grandes figures ou surtout ce qu'en a fait le pouvoir. Ces textes pouvaient être utilisés comme cohésion sociale, comme porteurs de valeurs humaines si chères à ces politiques. Ce qu'en tirent les grands dictateurs russes c'est ce lard bleu. Ce ne sont pas les auteurs qui sont critiqués pour ce qu'ils sont, mais ce qu'en font les politiques. Il est certain que ces écrivains deviennent vite ridicules sous la plume de Vladimir Sorokine.

Ce roman peut rebuter car il est bizarre et hors-norme. Dans les premières pages, sont données à lire les pages écrites par les écrivains clonés. Cela fait donc de nombreuses pages à lire qui pourraient agacer. Elles sont pourtant intéressantes car fortement inspirées du style de ces auteurs russes et parodiques. De plus certaines scènes sont dures et écœurantes ( cannibalisme, viol ...), mais il faut accepter d'entrer dans la folie créatrice de l'écrivain. C'est un auteur à suivre et vais m'empresser de lire d'autres ouvrages de cet auteur inclassable.