L'élimination
de Rithy Panh

critiqué par Zénon, le 21 mai 2018
(PRUNOY - 61 ans)


La note:  étoiles
BOULEVERSANT
Un rescapé du génocide des Khmers Rouge au Cambodge relate la vie du camp S21 dirigé par Duch. Devenu cinéaste et créateur du documentaire sur le procès de Duch, le roman relate l'échange entre les deux hommes. On ne ressort pas indemne de ce bouleversant témoignage sur la cruauté, les tortures, la famine; de ce que fut ce génocide qui fit 1,7 millions de morts, et qui n'est pas sans nous rappeler l'holocauste des juifs pendant la seconde guerre mondiale
Témoignage de la déshumanisation et de l'extermination de masse lors du génocide cambodgien par les Khmers rouges ! 10 étoiles

Rithy Panh a subi le Génocide Cambodgien à l’âge de 13 ans. Aujourd’hui, il est cinéaste et se donne comme mission de restituer le plus fidèlement possible ce que fut cet effroyable Génocide, commis par le Parti Communiste du « Kampuchéa Démocratique » (P.C.K.) des Khmers Rouges, dirigé par l’infâme Pol Pot, entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979. Cette entité à caractère Totalitaire était également nommée l’Angkar (l’Organisation). Le siège permanent du Comité Central du Parti Communiste était intitulé : le Bureau 870.
Rithy Panh a notamment réalisé deux documentaires essentiels qui sont sortis en 2012 dans un coffret en double D.V.D. : « S21 : La machine de mort Khmère Rouge » qui retrace l’histoire de ce Génocide, et : « Duch, Le Maître des Forges de l’Enfer » qui présente, entre autres, une interview unique d’un bourreau encore en vie, issu d’un régime Totalitaire.
Lors de ce Génocide qui a coûté la vie à au moins 1 700 000 victimes sur une population d’environ 7 000 000 de Cambodgiens (soit l’extermination d’environ 25 % de la population), Rithy Panh a perdu dans sa propre famille : ses sœurs, son grand frère, son beau-frère et ses parents !
La seule petite difficulté dans ce formidable ouvrage réside dans l’alternance permanente entre la propre expérience de Rithy Panh et l’interview du bourreau Duch. Cette présentation peut donc éventuellement déstabiliser quelque peu le lecteur, peu informé sur le sujet. En revanche, cela procure une grande densité analytique et Mémorielle à l’ouvrage.
Je suivrai donc, dans ce commentaire, la forme de présentation choisie par l’auteur.

Cet incroyable ouvrage retrace donc le témoignage de Rithy Panh quant à cet effroyable Génocide, mais également la retranscription de moments cruciaux lors de l’interview filmée qu’il a faite de Kaing Guek Eav (alias Douch ou Duch), dans sa prion, en attendant son Procès devant le Tribunal International (le C.E.T.C. : « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens »). En effet, Duch fut le Responsable, entre autres, du Centre d’interrogatoire et de Torture S-21 (ou Tuol Sleng) situé dans l’ancien lycée de Ponhiear Yat, dans la Capitale Phnom Penh ; et du champ d’exécution Chœung Ek situé à 15 kilomètres de Phnom Penh ; ainsi que de plusieurs autres Centres de torture au Cambodge. J’écris « entre autres » parce qu’avant, entre 1971 et 1975, il fut également le Responsable du Centre de détention, de torture et d’exécution : M-13 (confer l’excellent ouvrage de François Bizot : « Le Portail ») situé dans la jungle Cambodgienne. Et durant le régime des Khmers Rouges, Duch fut aussi le Haut-Responsable de la Police Politique, nommée Santebal.
Qui plus est, lors de ses tournages, Rithy Panh a également pu interviewer les bourreaux de S-21 qui torturaient les victimes, sous la Responsabilité de Duch. Et aussi incroyable et terrible que cela puisse paraître, depuis 1979, ces tortionnaires vivent en liberté au Cambodge parmi la population Cambodgienne qui a tant souffert !

Rithy Panh se souvient parfaitement bien de ce 17 avril 1975, lorsque les Khmers Rouges ont envahi Phnom Penh, pour en faire évacuer aussitôt toute la population, en prétextant un risque imminent de bombardement par les B-52 Américains. Ce prétexte était évidemment fallacieux et les Khmers Rouges promirent aux habitants qu’ils pourraient réintégrer la Capitale trois jours plus tard. C’était également une fausse promesse, puisque tragiquement, nombreux sont ceux qui ne revinrent jamais chez eux, ayant été massivement exterminés durant le Génocide (page 49) :
« Aujourd’hui, les historiens pensent que les révolutionnaires ont déversé vers les campagnes près de 40 % de la population totale du pays. En quelques jours. Il n’y avait aucun plan d’ensemble. Aucune organisation. Rien n’était prévu pour guider, nourrir, soigner, héberger ces millions de personnes. Peu à peu, nous avons vu sur les routes des malades, des vieux, de grands invalides, des brancards. Nous avons senti que l’évacuation tournait mal. La peur était palpable. »
Dans le régime Totalitaire Communiste des Khmers Rouges, les victimes étiquettées par le Parti comme des « ennemis de classe » étaient immédiatement déshumanisées et considérées en tant que : Non-êtres ; comme en témoigne la réponse d’un tortionnaire à Rithy Panh (page 12) :
« Les prisonniers ? C’est comme un bout de bois. »
Un autre tortionnaire lui explique que (pages 12 et 13)… :
« Les prisonniers n’ont aucun droit. Ils sont moitié homme, moitié cadavre. Ce ne sont pas des hommes. Ce ne sont pas des cadavres. Ce sont comme des animaux sans âme. On n’a pas peur de leur faire du mal. On n’a pas peur pour notre karma ».
À Duch aussi, je demande s’il cauchemarde, la nuit, d’avoir fait électrocuter, frapper avec des câbles électriques, planter des aiguilles sous les ongles, d’avoir fait manger des excréments, d’avoir consigné des aveux qui sont des mensonges, d’avoir fait égorger ces femmes et ces hommes, les yeux bandés au bord de la fosse, dans le grondement du groupe électrogène. Il réfléchit puis me répond, les yeux baissés : « Non. » Plus tard, je filme son rire. »
Duch est passé de la condition de professeur de mathématiques cultivé et respecté avant les années 1970, à l’état de « Révolutionnaire Communiste » sanguinaire et sans aucune morale humaine. En effet, désormais la seule « morale » qui comptait pour lui, était celle de l’application stricto sensu de…, l’Idéologie Communiste.
En interrogeant ces bourreaux, Rithy Panh cherche donc à comprendre comment des gens simples et ordinaires ont pu se transformer en tortionnaires sanguinaires ; et qui plus est, de répéter un nombre de fois incalculable ces mêmes horreurs d’interrogatoires, de tortures et d’exécutions sommaires d’une très grande sauvagerie.
C’est donc d’abord au Centre M-13, entre 1971 et 1975, que Duch mit en place et peaufina ses « techniques » d’interrogatoires et de tortures (page 23) :
« En 1973, au bureau M13, je recrute des enfants. Je les choisis selon leur classe : paysans de la classe moyenne ou pauvre. Je les mets au travail, je les amène ensuite à S21. Ces enfants sont forgés par le mouvement et par le travail. Je les contrains à garder et à interroger. Les plus jeunes s’occupent des lapins. Garder et interroger passe avant l’alphabétisation. Leur niveau culturel est faible, mais ils sont loyaux envers moi. J’ai confiance en eux ». »
Lors du tournage du documentaire : « S21 – La machine de mort khmère rouge », à la fin des années 1990, Rithy Panh fut confronté physiquement aux menaces des Khmers Rouges toujours en libertés, et qui surveillaient le tournage. Dans ce passionnant documentaire Rithy Panh montre la confrontation morale entre, l’un des rares rescapés de S-21, Vann Nath (confer son terrible témoignage : « Dans l’enfer de Tuol Sleng : L’inquisition khmère rouge en mots et en tableaux ») et des tortionnaires de S-21. Vann Nath n’a eu la vie sauve que parce qu’il était un très bon peintre et que Duch l’avait choisi pour peindre des portraits valorisant de Pol Pot, afin de mettre en place un « Culte de la personnalité » sur les modèles de : Staline, Mao et King Il-sung.
En effet, Duch avait écrit sur le dossier de Vann Nath la mention suivante : « Garder pour utiliser ».

Donc, lorsque Duch a été arrêté afin d’être jugé, Rithy Panh a demandé l’autorisation, aux juges Cambodgiens et Internationaux, d’interviewer et de filmer le chef des bourreaux, pour la postérité, comme lors du Procès des Nazis devant le Tribunal de Nuremberg. À la grande différence, qu’ici, Rithy Panh a pu interviewer Duch en tête-à-tête.
Dès le début du tournage du second documentaire : « Duch, Le Maître des Forges de l’Enfer », Duch avoue sa responsabilité en tant que chef de S-21 et semble vouloir « confesser » tous ses crimes. Pourtant, en réalité, comme nous allons pouvoir le constater tout au long de ce commentaire, psychologiquement, ce n’est pas aussi simple pour lui de tout avouer (page 27) :
« Je ne reconnais pas tout ce qui est dit dans votre film, mais j’endosse toute la responsabilité en tant que directeur de S21. » Duch veut croire que la rédemption s’achète avec des mots. Il conteste la vérité historique ; puis il affirme endosser toute la responsabilité. Autrement dit : je nie ce que vous affirmez, mais je porterai le fardeau de votre vérité. »
La voix de Duch est douce et posée. Mais parfois, touché au vif par Rithy Panh, il s’emporte avant de se calmer à nouveau…
Rithy Panh tente alors d’élucider le principe hallucinant des interrogatoires destinés à extirper de faux aveux aux victimes (page 35) :
« Moi : Les dirigeants savent que les aveux sont faux ?
Duch : Je sais ! Je sais ! Cela m’inquiète ! Depuis M13, je veux comparer avec la vérité, mais comment faire ?
Moi : Donc tout le monde sait que les aveux sont faux ?
Duch : Oui, mais personne n’ose le dire ! Monsieur Rithy, j’aime le travail de la police, mais pour chercher la vérité ! Je n’aime pas le faire à la manière des Khmers rouges. »
Dans l’immensité des Archives abandonnées par Duch à S-21, on y trouve, entre autres : des photos des victimes et des dossiers détaillés des interrogatoires. Duch étant minutieux dans son « travail », il supervisait et annotait les dossiers de ses commentaires, à l’encre rouge (page 45) :
« Annotation à l’encre rouge dans le registre de S21, en face du nom de très jeunes enfants : « Réduis-les en poussière ». Signature : « Duch ». Duch reconnaît son écriture. Oui, c’est bien lui qui a écrit cela. Mais il précise : il l’a écrit à la demande de son adjoint, le camarade Hor, le chef de l’unité de sécurité – pour « secouer » le camarade Peng, qui semblait hésiter…
Sur une page de ces registres, il peut y avoir vingt ou trente noms. Pour chaque nom, une mention manuscrite de Duch : « détruire », « garder », « vous pouvez détruire », « photographie nécessaire », comme s’il connaissait chaque cas dans le détail. Minutie de la torture. Minutie du travail de torture. »
Rithy Panh et toute sa famille étaient considérés par les Khmers Rouges comme appartenant au : « nouveau peuple », également nommés : « Les 17 Avril ». En effet, comme pour des millions d’autres Cambodgiens, ces terminologies étaient censées classifier les « ennemis du peuple » ou « ennemis de classe », comprenant : des « bourgeois », des « intellectuels », des « propriétaires », mais aussi les citadins vivant dans les villes, les professeurs et instituteurs, les médecins, etc.. Selon la propre définition de Duch, ces ennemis s’appelaient aussi (page 58)… :
« capitalistes, féodaux, fonctionnaires, classes moyennes, intellectuels, professeurs, étudiants. »
Ces ennemis devaient être rééduqués dans les campagnes ou être exterminés. Mais finalement, comme dans tous les pays Totalitaires Communistes de la planète, c’était TOUTE la population qui était susceptible d’être visée par le régime, d’être persécutée de manière aveugle, soumise : aux maladies, à la famine de masse, aux tortures et exécutions sommaires et arbitraires.
Le reste de la population était nommé : « l’ancien peuple » ou « peuple de base ».
De toute façon, lorsqu’un État Totalitaire, ici l’Angkar des Khmers Rouges, est capable d’exterminer environ 2 000 000 de personnes, soit 25 % de sa propre population, l’ignoble critère de « classe » consistant à déterminer qui doit vivre ou mourir, se trouve donc largement dépassé.
Les Nazis du IIIe Reich utilisaient, eux, le tout aussi monstrueux critère de « race ».
Toute l’organisation sociétale a été détruite au Cambodge durant ces terribles années sous le régime de l' »Angkar » : le système monétaire fut supprimé et la régression sociétale fut totale. Le troc et les échanges réapparurent jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à échanger.
Pour les Communistes Khmers Rouges, il fallait donc déstructurer totalement la Société Civile, dissoudre même le principe de la famille et détruire les traditions politiques, intellectuelles, culturelles et religieuses.

Après une déportation aussi massive des populations des villes vers les campagnes, très rapidement des milliers de morts s’accumulèrent aux bords des routes : les malades, les personnes âgées, les femmes enceintes, les enfants en bas âge et les affamés !

Lorsque Rithy Panh interview Duch, il essaye toujours, par des questions subtiles, de le faire avouer (page 63) :
« L’aveu ne vient jamais de façon claire et directe. C’est un murmure, auquel il faut prêter une oreille extrêmement attentive. Je mets ces deux phrases sous forme logique : « À l’époque, tout le monde a cru que l’ennemi nous affamait, et que si nous l’arrêtions, nous n’aurions plus faim. Ce n’était pas vrai. Ce n’était pas vrai mais nous, les Khmers rouges, nous avons menti. Et nous avons cru à notre mensonge ». À son niveau de responsabilité – il est le chef de la police du régime, comme il le dit lui-même -, Duch ne pouvait pas ignorer ce mensonge. J’insiste sur ce « nous », car Duch dit désormais « ils » pour évoquer les Khmers rouges. « Ils ne pensent pas à la vie des gens. » Ils, ce n’est pas lui. Le révolutionnaire, c’est l’autre. »
Rithy Panh et sa famille furent déportés en wagons à bestiaux, à Mong, dans le nord-ouest du Cambodge. Puis, ils subirent d’autres déportations par la suite.

Comme les gigantesques Famines de l’univers Totalitaire Communiste, notamment celles : de 1921-1922 en Russie (U.R.S.S.) sous Lénine, Trotski et Staline faisant 5 000 000 de morts ; sous Staline en Ukraine (Génocide de l’Holodomor) en 1932-1333 ajoutant encore 6 000 000 de victimes ; puis lors de la politique du « Grand Bond en avant » (confer notamment, le formidable travail, très récent, de reconstitution effectué par Yang Jisheng, au péril de sa vie, dans son ouvrage : « Stèles ») sous Mao Zedong entre 1958 et 1961, engendrant la mort de 36 000 000 de victimes, etc.. Pol Pot réutilisa, à nouveau, cette même arme de destruction massive qu’est…, la Famine !

Certains intellectuels pensent que la frontière entre le bourreau et la victime peut être extrêmement ténue, lorsqu’une Société Civile se retrouve sous le joug d’un régime Totalitaire de Terreur de masse (confer le formidable ouvrage de Christopher Browning : « Des hommes ordinaires : Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne »). Le sujet est extrêmement complexe puisque l’on convoque ici : la conscience humaine. Dans ce contexte de Terreur, on se pose également souvent la question de savoir si un bourreau est un être humain comme un autre, un être humain « ordinaire », et qu’est-ce qui le fait basculer dans l’horreur de cette condition de tortionnaire ? Ce qu’analyse très bien Primo Lévi dans son extraordinaire ouvrage : « Les Naufragés et les Rescapés : Quarante ans après Auschwitz » sur la notion de « zone grise » ; et également Hannah Arendt avec sa notion de « banalité du mal », développée dans son prodigieux ouvrage concernant le Procès du Nazi Adolf Eichmann, dans : « Eichmann à Jérusalem ».
Mais Rithy Panh n’adhère pas complètement à ce type d’analyse, comme il l’explique en décortiquant l’exemple de Duch (page 79) :
« La question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c’est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit s’autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne. Mais nul ne peut se tenir à la place de Duch dans la communauté humaine. Nul ne peut endosser son parcours biographique, intellectuel et psychique. Nul ne peut croire qu’il était un rouage parmi d’autres dans la machine de mort. Je reviendrai sur le sentiment contemporain que nous sommes tous des bourreaux en puissance. Ce fatalisme empreint de complaisance travaille la littérature, le cinéma et certains intellectuels. Après tout, quoi de plus excitant qu’un grand criminel ? Non, une feuille de papier ne sépare pas chacun de nous d’un crime majeur. Pour ma part, je crois aux faits et je regarde le monde. Les victimes sont à leur place. Les bourreaux aussi. »
Je ne pense pas qu’il existe vraiment de réponses précises et uniques à ces terribles questions, car dans ce contexte de persécution, les êtres humains réagissent différemment : à l’oppression, aux ordres, aux menaces de mort, à la propagande Idéologique, etc..
Alors si l’on considère que ces interrogations peuvent être légitimes envers le « simple » bourreau exécutant, il me semble, en revanche, qu’elles le sont nettement moins dans le cas d’un Haut Responsable des bourreaux, puisque-là rentre en compte, dans d’importantes proportions, la notion d’adhésion à l’Idéologie, comme dans le cas de Duch qui a adhéré à l’Idéologie Totalitaire Communiste Marxiste-Léniniste de la Dictature du prolétariat. De plus, le fait que la responsabilité destructrice soit encore plus élevée dans le cas de Hauts Responsables Criminels, cela soulève de manière encore plus prégnante, la question de la responsabilité Morale.
Or, un bourreau peut être particulièrement perfide, car en reprenant le cas du Nazi Eichmann, ce dernier se targuait cyniquement de n’avoir jamais tué un être humain de ses propres mains (c’était en tout cas ce qu’il prétendait !), alors qu’il était l’un des principaux organisateurs et responsables de : « la Solution Finale de la question Juive » ! Il reconnaissait juste avoir : « aidé et encouragé » l’exécution des crimes dont on l’accusait !

C’est alors que les processus de désocialisation et de déshumanisation s’intensifièrent au Cambodge, comme en témoigne Rithy Panh (pages 86 à 89) :
« Il me semble que j’avais déjà une sorte de maturité, mais je n’étais évidemment pas prêt à un tel déferlement de violence. Du jour au lendemain, l’école a disparu. On nous a demandé de teindre nos vêtements : adieu, chemises claires, adieu, sarong à fleurs colorées. Tout est devenu marron foncé, gris ou bleu nuit. On utilisait un fruit à pulpe grasse qui dégorge du noir. Nous avions les mains flétries. Le pyjama ample est devenu notre uniforme à tous. Les Khmers rouges ont interdit les lunettes et le mariage d’amour. Ils ont interdit des mots : « femme », par exemple, ou « mari », à connotation sexuelle et bourgeoise. Ils ont imposé leurs slogans : « Si tu as la mentalité révolutionnaire, camarade, tout t’est possible ! » On nous a enseigné sans fin les douze commandements révolutionnaires. Voici le premier : « Le peuple des ouvriers et des paysans tu aimeras, honoreras et serviras » ; le deuxième : « Le peuple tu serviras, où que tu ailles, de tout ton cœur et de tout ton esprit » ; et un pan du douzième : « Contre tout ennemi, contre tous les obstacles tu lutteras avec détermination et courage, prêt à tous les sacrifices jusqu’à celui de ta vie pour le peuple, les ouvriers, les paysans, pour la Révolution, pour l’Angkar, sans hésitation et sans relâche ».
Tous les prénoms ont été changés. Quoi de plus individualiste qu’un prénom ? Quoi de plus dangereux qu’une identité ? Une seule syllabe suffit bien, puisqu’il n’y a pas d’être. Les religieux ont été pourchassés. Les écoles et les pagodes, aux murs solides, sont devenues des centres de torture, des hôpitaux, ou des dépôts de nourriture. Le « nouveau peuple » a été envoyé à la campagne, pour accomplir les tâches les plus dures et y perdre son ancienne peau. Les terres ont été collectivisées.
(…) Le Kampuchea démocratique est devenu un chantier : on creusait des canaux, on édifiait des digues, on détournait les fleuves. Une immense famine s’est ensuivie. Il est apparu que ce chantier était un camp de travail.
Tout a été soumis à l’Angkar, organisation mystérieuse et omnipotente : la vie sociale, la loi, la vie intellectuelle, la sphère familiale, la vie amoureuse et amicale. Je ne connais pas d’exemple, dans l’histoire, d’une telle emprise, presque abstraite à force d’être absolue : « Il n’y a plus de ventes, plus d’échanges, plus de plaintes, plus de jérémiades, plus de vol ni de pillage, plus de propriété intellectuelle. » Je ne connais pas le nom de ce régime politique – le mot régime lui-même ne convenant pas. C’est un état de « non habeas corpus ». Dans ce monde, je ne suis plus un individu. je suis sans liberté, sans pensée, sans origine, sans patrimoine, sans droits : je n’ai plus de corps. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation. »
Puis, les explications sur le mode de fonctionnement de S-21, reprennent (pages 89 et 92)… :
« Les « camarades interrogateurs » de S21, répartis par équipes, ont tous torturé. Quant aux chauffeurs et gardiens, il est établi qu’ils ont tous consigné les aveux, transporté les prisonniers jusqu’à Chœung Ek, où ils les ont exécutés puis enterrés.
Duch : « Toute l’unité d’élite de la division 703 a tué, ils sont à S21 pour ça ! Ceux qui ont transporté les prisonniers comme ceux qui étaient en permanence à Chœung Ek. Ils ont simplement peur de vous parler, ces pauvres gars. Mais ne les accablez pas. J’endosse toute la responsabilité ». Et il rit.
Pendant ces années, il était strictement interdit à ces hommes de quitter S21. Ils travaillaient de 7 heures à minuit, chaque jour, sans répit. Ils dormaient, mangeaient et étaient soignés sur place – sauf en cas de maladie grave. Pas de famille, pas d’amis, pas de femmes, pas de loisirs, pas de visites, pas de livres, pas de courrier.
Rien que la torture et la mort.
(…) Duch me raconte lui-même que son institutrice a été violée avec un morceau de bois par un des bourreaux : un fait très grave pour lui, car ce n’était pas une torture codifiée.
(…) Je pense à son institutrice qui fut frappée, électrocutée, affamée pendant des jours et des semaines. Je pense au bourreau qui força son vagin avec un morceau de bois. Je pense à son mari, emprisonné au même moment à S21, qu’on obligeait à manger ses excréments. Je pense à la femme qui avoua tout, puisque c’était la règle : elle confirma qu’elle était membre du KGB, de la CIA, ou des services secrets vietnamiens, elle donna des noms de traîtres et d’agents. Elle dénonça tout son « réseau ». Puis elle fut exécutée, puisqu’elle avait trahi son peuple et son pays. Elle n’était plus une femme mais un déchet.
Je pense à ce pauvre prisonnier, une nuit de torture, dont on couvrit le visage de ciment parce qu’il refusait d’avouer. Duch fut très mécontent : ce n’était pas une torture codifiée. Duch : « L’essentiel était que j’accepte la ligne du parti. Les personnes arrêtées étaient des ennemis, pas des hommes. Camarades, n’ayez pas de sentiment ! Interrogez ! Torturez ! J’ai transféré le langage de tuerie sur le papier, en irriguant la pensée de mes subordonnés à S21. J’ai souvent organisé des séances de formation ». »
Les slogans « Révolutionnaires », à l’époque, les plus appréciés par Duch étaient les suivants (page 98) :
« À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien ».
Et voici un autre slogan encore plus important pour Duch (page 99) :
« La dette de sang doit être remboursée par le sang ». J’étais surpris : « Pourquoi celui-ci ? Pourquoi pas un slogan plus idéologique ? » Duch m’a fixé : « Monsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien ». »
À travers sa tragique expérience, Rithy Panh nous démontre l’ampleur de l’aberration du conditionnement et de la Terreur que vivaient les Cambodgiens sous le régime des Khmers rouges (pages 101 à 105) :
« Un matin, on nous a rassemblés en cercle, adultes et enfants du village. Nous nous sommes assis, inquiets, silencieux. Une femme s’est avancée au milieu de nous, en larmes. Elle tremblait. Son fils, qui était plus jeune que moi et que je connaissais bien, s’est levé et s’est adressé à elle violemment. Je n’ai pas oublié son regard fixe et sa voix de métal. Il criait : « Tu es une ennemie du peuple. Les mangues que tu as cueillies appartiennent à l’Angkar. Tu n’as pas le droit de les prendre et de les garder pour toi. C’est une attitude bourgeoise et honteuse. C’est une trahison. Tu dois être jugée par la communauté. »
La femme écoutait, tête basse, son fils de neuf ans qui l’insultait. J’étais stupéfait, d’autant que j’avais moi-même ramassé des mangues, sans me rendre compte du risque que je courais… Si un enfant dénonce sa propre mère, alors tout est possible. La politique emportait tout, et quelle politique !
(…) Il fallait que l’individu soit dissous dans l’organisation et se conforme au slogan : « Renonce à tous tes biens, à ton père, à ta mère, à ta famille ! »
(…) À nouveau, je m’interroge : quel est le régime politique dont l’influence va de la chambre à la coopérative ? Qui abolit l’école, la famille, la justice, toute l’organisation sociale antérieure ; qui réécrit l’histoire ; qui ne croit pas au savoir et à la science ; qui déplace la population ; qui contraint les relations amicales et sentimentales ; qui régit tous les métiers ; forge des mots, en interdit d’autres ? Quel est le régime qui envisage une absence d’hommes plutôt que des hommes imparfaits – selon ses critères, j’entends ? Un marxisme tenu pour une science ? Une idéocratie – au sens que l’idée emporte tout ? Un « polpotisme », travaillé par la violence et la pureté ?
(…) Je me souviens du jour où un cadre du parti m’a demandé comment je m’appelais. « Rithy » devait disparaître : prénom bourgeois. À treize ans, je suis devenu le « camarade Thy ». Un an plus tard, j’ai eu des poux par centaines et j’ai dû me raser la tête. On m’a appelé « camarade chauve ». Par la suite, je me suis blessé au pied gravement. Comme je marchais avec difficulté, je suis devenu « camarade tracteur ». À une époque où mon comportement irritait les Khmers rouges, ils m’ont dit : « Tu as une démarche de « fils de conseil » » (ils ont articulé « conseil » en français, ce qui signifiait pour eux « ministre »), une démarche arrogante. Et c’est devenu mon nom : « fils de conseil ».
Je comprends qu’on change de nom et de prénom dans la clandestinité. Mais réduire l’autre à un geste, à une mécanique, à une parcelle de son corps, ce n’est pas propager la révolution. C’est déshumaniser. C’est tenir l’être dans son poing. »
Le processus meurtrier à S-21 était parfaitement maîtrisé car organisé et codifié, et menait tragiquement toujours, après le harcèlement moral et les tortures physiques, à l’unique issue fatale…, la mort (pages 121 et 122) :
« À S21, la discipline de l’Angkar est absolue : le prisonnier avoue qu’il a trahi la révolution ; il signe des aveux détaillés ; ceux-ci sont confiés au peuple en la personne de Duch, qui rend compte directement au Comité permanent de Pol Pot. Une fois ce travail de sécurité réalisé, la justice peut passer. Les yeux bandés, le coupable est conduit à Chœung Ek, où il est exécuté. Enterré. Effacé à jamais.
À S21, Duch exige un aveu : une histoire nouvelle qui efface l’histoire. Peu importe que cet aveu soit incohérent ou absurde. Celui qui raconte et bâtit cette histoire nouvelle est un traître. Il parle en traître. Il reconnaît ses crimes et ses mensonges. Il est condamné par le récit qui est exigé de lui.
Parfois Duch se met lui-même au travail. Il réécrit certaines confessions, par exemple celle de Nget You dit Hong : il raye des pages entières qui ne lui conviennent pas, et adapte les aveux forcés à ses besoins ou sa logique, avant de les faire dactylographier.
Quand on analyse précisément ce processus, quand on « fait les gestes », on voit combien Duch a menti et ment encore. Combien sa parole ondoie. Je lui soumets ainsi une photographie, prise à l’époque par un des photographes de S21. On distingue parfaitement des taches de sang par terre et sur le mur. Duch me répond qu’il n’a jamais vu de sang dans les bâtiments. »
À S-21, même les bébés « méritaient » une mort violente (pages 134 et 135) :
« La « langue de tuerie » : l’expression est utilisée par Duch, dans sa geôle. Je regarde cette photo de S21 où l’on voit une mère triste portant debout un nourrisson. La mère sera torturée. Tous deux vont mourir, mais séparément. Sur une autre photo, un enfant presque nu est allongé par terre, dans une cellule de bois qui fait soixante centimètres de large, au premier étage de S21. Il va mourir aussi.
En général, les enfants des ennemis, appelés « enfants-ennemis », étaient fracassés contre un tronc d’arbre. Mais on connaît au moins un cas d’un bébé jeté par la fenêtre du troisième étage, devant ses deux parents. Le gardien qui témoigne a enterré le corps, à la demande de son chef.
Les Khmers rouges forgent le mot kamtech, que je demande à Duch de définir – il l’a écrit des milliers de fois ; et il l’utilise, aujourd’hui encore. Duch est clair : kamtech, c’est détruire puis effacer toute trace. Réduire en poussière. Le tribunal le traduit par « écraser », ce qui est évidemment très différent… La langue de tuerie est dans ce mot. Qu’il ne reste rien de la vie, et rien de la mort. Que la mort elle-même soit effacée.
C’est le secret qui fonde la terreur durable et sans révolte.
(…) Duch précise : à la mort, on n’avertit pas la famille ; on ne rend pas le cadavre ; on n’explique pas pourquoi. L’Angkar n’a pas à se justifier – puisque l’Angkar est la seule famille. »
Puis, l’horreur de la torture se déchaîna dans la monstruosité de l’expérimentation sur des victimes vivantes (page 138) :
« Quels cris pousse un humain quand on lui fend le ventre ? Quand on découpe son foie ? Quand on retire ses viscères ? Quels cris pousse un humain quand il comprend qu’on lui prélève tout son sang et qu’il ne se relèvera plus ? Ces expérimentations ont été menées à S21. Duch explique : « La vivisection, c’était pour étudier l’anatomie. Mais je n’étais pas d’accord ». Pourtant elle eut bien lieu. »
Comme nous l’avons déjà vu plus haut, le Centre de Torture M-13 permit à Duch d’élaborer un processus codifié des tortures. Cette initiation à la torture permit de rendre rapidement opérationnel, le processus des tortures à S-21 (pages 148) :
« Les tortures ont été codifiées et mises en pratique à M13 : fouetter le prisonnier jusqu’au sang ; l’étouffer dans un sac en plastique ; enfoncer des aiguilles sous les ongles des mains, et donner des coups sur les aiguilles, avec une règle ou un bâton ; électrocuter le prisonnier en plaçant le câble sur les oreilles ou les parties génitales ; lui faire manger des excréments à la cuillère. Et cela a continué à S21.
Il y a enfin les viols, qui officiellement n’existent pas. On connaît plusieurs cas avérés à S21. Qui peut croire que ces dizaines de jeunes interrogateurs, cloîtrés pendant des années dans ce lieu horrible, n’ont jamais eu de rapports sexuels ? Un des interrogateurs, pendant la préparation de mon film, explique qu’il torture une jeune femme : « Je la désirais, alors je frappais fort, de plus en plus fort ». Il répète : « Je frappais, je frappais ». Soudain, il ne dit plus rien. »
Selon le centre de l’université Yale, dans tout le Cambodge, environ 20 000 charniers ont été répertoriés à ce jour.

À cette époque Duch était totalement obnubilé et aveuglé par l’Idéologie Totalitaire Communiste, Idéologie qui, pour lui, justifiait la déshumanisation et tous ces crimes les plus odieux (pages 152 et 153) :
« Moi : À S21, vos hommes ont-ils parfois été cruels ? Méchants ?
Duch : Non, jamais. Ni méchants ni cruels. Méchanceté et cruauté ne font pas partie de l’idéologie. C’est l’idéologie qui commande. Mes hommes ont pratiqué l’idéologie.
Ainsi le tortionnaire vit dans l’ordre de la doctrine. Il est sans émotion, sans pulsions. Accepter ces termes, c’est préserver l’humanité du bourreau.
(…) Duch est un idéologue : les ennemis sont des déchets, à traiter puis à détruire. C’est une tâche pratique, qui pose des problèmes d’hygiène, de mécanique et d’organisation. »
Pour éviter les suicides, puisqu’il était formellement interdit aux victimes de se suicider sans avoir été interrogées et sans avoir avoué n’importe quoi sous la torture, Duch avait fait poser des barbelés à S-21 (page 158) :
« On sait même qu’il les a fait poser après le suicide d’une prisonnière. Se tuer est interdit. Se tuer empêche l’aveu ; la justice populaire ; donc l’exécution. »
Rithy Panh continue de restituer l’atmosphère Totalitaire qui régnait au Cambodge (page 180, 187, 191 et 310) :
« Les Khmers rouges veulent façonner les corps, les mots, la société, le paysage. Les variétés de riz de mon enfance ont disparu en quelques mois – les « fleurs de jasmin », les « fleurs de gingembre », ou les « jeunes filles blanches ». Il nous est resté un riz unique, blanc, sans nom. Puis il nous est resté la faim.
Dans cette société parfaitement totalitaire, le chiffre emporte tout. Mètres cubes d’eau, tonnes de terre, tonnes de riz à l’hectare, kilos d’engrais par individu : tout est jaugé. L’écart est une trahison. Tout commence par le chiffre et rien ne vaut que par lui. C’est une passion rassurante.
(…) Comme je l’ai expliqué, les khmers rouges se glissaient sous les maisons de village pour écouter les conversations – ou s’assurer que les couples forgés par l’Angkar n’étaient pas de pure convenance, et avaient des rapports sexuels. Un frère et une sœur de mon village ont été forcés de coucher ensemble, devant témoin : ils faisaient mine d’être mari et femme, pour échapper à un mariage révolutionnaire.
(…) À S21, le travail c’est tuer après avoir obtenu des aveux. C’est le travail et la règle. Si tu respectes la règle, tu tues. Si tu ne tues pas, on te tue. C’est la règle. Un camarade tortionnaire précise : « On te donne le pouvoir. Puis on te met la pression ». Ainsi, on peut transformer un être. Ce légalisme paradoxal, ce mélange de pouvoir et de terreur, est dévastateur.
(…) Les Khmers rouges ont décimé atrocement des Chams, des Chinois, des Vietnamiens, des Khmers kroms. Mais, dans une très grande majorité des cas, ils ont tué un autre eux-mêmes. C’est pour cette raison, aussi, qu’il faut étayer l’aveu. Même le bourreau doit être convaincu qu’il participe à une mise à mort légitime : celle d’un ennemi du peuple. Je reprends la phrase de Duch : « Les camarades arrêtés étaient des ennemis, pas des hommes ». »
Rithy Panh analyse et dissèque également la façon dont Duch tente de minimiser sa pourtant, TOTALE responsabilité, en tant que criminel de masse (pages 200, 202, 208 et 209) :
« Duch me dit trois phrases terribles, à trois instants différents de nos entretiens. Je les rapproche :
« J’étais la police du Kampuchea démocratique, qui a eu un siège à l’ONU jusqu’en 1991. »
« Je reconnais que j’étais l’otage du Kampuchea démocratique. »
« Dans ce régime, le problème est le même pour tous : vivre, et non mourir ».
Reprenons chaque phrase :
« J’étais la police du Kampuchea démocratique, qui a eu un siège à l’ONU jusqu’en 1991 » : j’ai incarné l’ordre officiel, légal, dans un État reconnu par les autres États de la communauté internationale ; j’ai fait mon travail de policier, qui existe dans tous ces États. J’étais à un niveau élevé, puisque « j’étais la police (…) ».
« Je reconnais que j’étais l’otage du Kampuchea démocratique » : J’ai agi contre ma volonté profonde en travaillant pour cet État, qui me privait de liberté et me contraignait à diriger S21 ; j’ai moi aussi été emprisonné ; et j’ai risqué ma vie.
« Dans ce régime, le problème est le même pour tous : vivre, et non mourir » : comme tous les Khmers, j’ai risqué ma vie ; j’ai survécu à ce régime, dont je suis une victime.
De responsable de la « police » à « survivant », il n’y a qu’un pas : Duch reconnaît sa position élevée et influente ; mais il affirme, dans le même temps, se tenir aux côtés des victimes.
Et il reprend : « J’étais terrorisé ». Je réponds : « Mais vous étiez un intellectuel. Vous saviez beaucoup de choses. Vous aviez la faculté de choisir. D’agir autrement ». Ce qui n’est pas le cas d’un tortionnaire arraché à quinze ans aux montagnes du Nord. C’est une défense classique dans les systèmes totalitaires : tous les bourreaux se disent terrorisés. Peut-être est-ce en partie fondé. Le tortionnaire peut avoir peur, mais il a le choix. Le prisonnier n’a que la peur.
Plus tard, Duch me confie : « Dans le passé, j’ai pensé que j’étais innocent. Maintenant, je ne pense plus ainsi. J’ai été l’otage du régime et l’acteur de ce crime ».
(…) La défense de Duch a plaidé au tribunal qu’il essayait de limiter la torture et préférait l’action psychologique – qu’il nomme « pression politique ». Mais qu’est-ce que la « pression politique », dans un centre où résonnent sans fin les cris des suppliciés ? Qu’est-ce que la « pression politique » quand tous les prisonniers finissent par être exécutés ? S’agit-il de menaces de représailles contre la famille ou les proches ? Oui. De promesses mensongères de libération ou de modération ? Oui. Dans tous les cas, il s’agit de torture mentale, « puis on aborde la torture ». C’est ce type de raisonnements de Duch qui a fasciné ceux qu’il a rencontrés : l’apparence est politique ; la diction douce ; le regard net. Tout semble réfléchi.
Malheureusement, lors de ses formations, le même intellectuel à l’esprit délié précise : « L’aveu par la psychologie est l’aveu le plus bas ». Malheureusement, il affirme aussi : « On ne peut pas tuer sans directive ». Phrase transcrite plusieurs fois dans le cahier. Et répétée devant ma caméra par les tortionnaires. »
Durant son calvaire sous le régime Totalitaire des Khmers Rouges, Rithy Panh effectua différents travaux exténuants, comme de travailler dans les rizières, ou effroyables, comme le travail consistant à mettre les innombrables cadavres dans des fosses (page 247) :
« Nous empilions les corps dans les fosses communes : tête contre tête, pied contre pied. Parfois tête-bêche, pour gagner de la place. Ou de profil. Vingt corps par fosse, à la pire époque. Parfois un ou deux. Affreuse disposition d’os et de peau. Je suis hanté par le son que fait un corps humain qui tape un autre corps humain. J’utilise à dessein le mot « tape », et non « heurte », ou « cogne ». C’est un son très particulier, mat, je ne sais comment dire. Un petit son de bois vert. Il n’y avait que des os, pas de graisse, pas de chairs, tout était ossement, souffrance, creux. J’ai su qu’un corps humain tombe. Et dans mes cauchemars, aujourd’hui encore, j’entends ce son. »
Et Duch tente toujours de minimiser sa responsabilité (page 248) :
« Duch cherche l’innocence dans l’horreur. Il peut donc affirmer qu’il est « l’otage du régime et l’acteur de ce crime » – autrement dit : « même acteur du crime, je suis innocent », autrement dit : « Auriez-vous fait mieux ? ». »
Mais malgré le fait que Duch mente et minimise son rôle immense au sein du Parti Communiste des Khmers Rouges, parfois Rithy Panh réussit à saisir des instants précis et précieux pour tenter de comprendre (comme certaines interventions plus haut dans ce commentaire) lorsque, rarement, Duch se lâche en mettant en avant, la fierté de son grade élevé dans la hiérarchie du Parti (page 252, 253, 312, 313, 314 et 317) :
« Duch observe une photo de lui, derrière un micro : « Regardez mon visage ! Ce n’est pas un visage triste, mais un visage avide d’expliquer l’essence de ce langage. Cette langue de tuerie, de position ferme, de la dictature prolétarienne, c’est moi qui l’ai diffusée à S21. Celui que le parti a arrêté doit être considéré comme un ennemi. N’hésitez pas ! Ce sont les mots du parti. C’est le parti qui vous guide ! C’est moi ! Vous hésitez ? Pourquoi ? C’est le parti qui vous guide ! Le parti c’est moi ! ».
Il se renverse en arrière, les yeux au ciel : « Excusez-moi, je fais l’important », et il rit. Une fois encore, il rit. Modestie. Fierté. Étrange aveu du patron qu’il voudrait ne pas être.
(…) Duch : « Je n’étais pas un hors-la-loi, puisqu’il n’y avait pas de loi. J’étais dans la voie du parti. Après la victoire du 17 avril, nous appliquions totalement la voie du parti. On a gagné la guerre, on va en finir avec les classes bourgeoises et capitalistes, on en finira avec ces régimes. Les gens étaient envoyés à la rizière. Pas seulement les bourgeois, les capitalistes et autres hauts fonctionnaires, mais aussi les étudiants, professeurs, médecins, ingénieurs… Tous envoyés produire en province. Le but de notre révolution était d’offrir au Cambodge seulement deux classes : ouvriers et paysans. J’ai moi-même enseigné cette idéologie lors de la journée d’étude du 24 juin 1975. »
Moi : « Mais pourquoi affamer les gens ? Pourquoi ne pas les soigner ? Pourquoi les éliminer ? Pourquoi tuer les enfants ? Sont-ils incompatibles avec ces deux classes ? Deux mois après la victoire, vous prépariez les gens à tuer non pas des impérialistes, mais l’ennemi. Qui est l’ennemi ? »
Duch se frotte le visage, puis il me fixe et me sourit. Comment espérer qu’il change d’attitude ? Il se considère comme révolutionnaire et veut entrer dans l’histoire à ce titre. C’est une logique. Désormais, il veut écrire son histoire, leur histoire – et ce procès est pour eux une tribune.
En première instance, puis en appel, Duch demande publiquement « qu’on le libère ». La juge interroge son avocat : « Que réclame votre client ? » L’avocat confirme : « La relaxe ». Pourquoi cet homme, qui n’a relâché personne du centre S21, qu’il a dirigé avant tant d’application, demande-t-il la relaxe ? « Je m’applique. Je ne transgresse pas la discipline », ne cesse-t-il de répéter. « Ma femme se plaint. Je suis toujours dans mes dossiers. Je n’entends pas mon enfant qui pleure ». Un homme très occupé. Passionné par son travail.
(…) Qu’il soit aujourd’hui terrorisé par ses propres actes, je le comprends. Qu’il soit terrorisé de n’avoir sauvé personne, je le comprends aussi. C’est à dessein qu’il confond cette terreur d’aujourd’hui… et son esprit de décision d’alors (qu’il nomme encore, dans la langue de l’Angkar, sa « position ferme »). Mais ne pas reconnaître dans le détail ce qu’il a fait ou fait faire, pendant des années, l’empêche de cheminer vers la communauté humaine. Il reste loin de nous. Or j’ai cette envie qu’il approche, comme si la discussion avec moi pouvait lui donner un peu de cette humanité. Je suis très naïf. Une partie de moi est restée dans ces années.
Pendant des semaines, j’ai guetté un regard. Une parole. J’aurais renoncé à mon film pour quelques mots : mais Duch ne chemine pas. »
Le 7 janvier 1979, l’envahissement du Cambodge par l’Armée Vietnamienne, fit fuir, provisoirement, les Khmers Rouges et stopper ainsi le Génocide du Peuple Cambodgien. Duch, dans sa fuite, a laissé une immense quantité d’Archives composées : de milliers de photos et de dossiers de victimes, permettant de reconstituer avec les témoignages des bourreaux et des rares survivants, le fonctionnement du Centre de Torture S-21.
Le groupe de survivants dont faisait partie Rithy Panh, fut découvert par un journaliste dans la jungle Cambodgienne, qui le signala à la Croix Rouge. C’était, enfin, la fin du cauchemar.
Rithy Panh a pu alors rejoindre la France…

Lors de l’interview, pour gagner la confiance de Duch, il s’est instauré une sorte de « respect mutuel ». Mais Duch, de temps en temps, aime bien provoquer Rithy Panh et réciproquement. C’est alors que Duch lui lance (page 293) :
« Duch : « François Bizot a raison. Tout le monde peut être un bourreau ». Il me montre du doigt en riant : « Sous les Khmers rouges, monsieur Rithy, vos auriez pu être à ma place ! Vous auriez fait un bon directeur de S21 ! » L’idée lui plaît beaucoup. Il se renverse en arrière : « Vous êtes tellement sérieux ! » C’est son système : vous embarquer avec lui, par le rire, par la proximité ; vous faire sien ; vous faire lui. Je réponds simplement : « Non ». Il rit encore.
Duch est un homme. Et je veux qu’il soit un homme. Non pas retranché, mais rendu à son humanité par la parole. »
Après avoir été déshumanisées, physiquement et mentalement torturées, les victimes subissaient le dernier outrage conduisant à une mort certaine, une fois transportées en camions au Champ d’exécution de Chœung Ek, situé à quinze kilomètres de S-21. Rithy Panh nous fait une description précise de cette ultime violence d’une rare sauvagerie (pages 296 et 297) :
« La procédure est précise et parfaitement respectée. Dans l’après-midi, les bourreaux de Chœung Ek ont été informés du nombre exact de prisonniers à venir, et ont creusé une fosse. La nuit venue, les camions s’arrêtent non loin du champ d’exécution. Près d’une cabane. Le groupe électrogène fonctionne à plein, pour les néons. Les prisonniers entravés, les yeux bandés, attendent assis dans le bruit infernal. Ils ont faim et soif. Ils transpirent. Ils sont épuisés. Souvent blessés. Certains ont été frappés pendant des semaines. Un homme est emmené vers la fosse, il ne sait rien, il ne voit rien, il n’entend qu’un brouhaha, il croit peut-être qu’il va monter dans un camion. On l’agenouille. Il reçoit alors un coup de barre à mine très violent sur la nuque. Il s’effondre dans la fosse où l’attend un deuxième exécuteur, qui l’égorge. Parfois le prisonnier est déjà mort, mais le fait d’égorger vide le corps de son sang ; ainsi le cadavre n’enflera pas ; il se décomposera plus rapidement. Les Khmers rouges sont nerveux à l’idée qu’on puisse détecter les fosses. »
Curieusement, Duch accepte d’être jugé pour sa responsabilité en tant que Directeur du Centre S-21, mais refuse de l’être pour le terrain d’exécution de Chœung Ek. Ce comportement relève de l’ineptie, puisque Chœung Ek était l’aboutissement Criminel : la finalité du processus de « destruction » des victimes de S-21.

Conclusion :
Dans un système Totalitaire, les bourreaux déshumanisent l’être humain transformé en « ennemi », puis le « détruisent », l' »effacent », en le tuant dans le plus grand secret, comme s’il n’avait jamais existé.

Cette interview démontre bien, que depuis 30 ans, Duch a pris conscience de l’effroyable importance de ses Crimes ; et qu’à l’époque, il a adhéré au régime, même si la contrainte, dans un État Totalitaire, est évidente, écrasante et omniprésente. Mais dans d’aussi graves circonstances, l’être humain a recours au choix ultime de sa propre morale, quitte à risquer sa propre vie !
Il est déjà moralement difficile de vivre en tant que victime-survivante, alors comment réussir à continuer à vivre, lorsque l’on accepte de se transformer en…, bourreau !

Avec l’étude du Génocide Cambodgien, on se rend parfaitement compte que les tortionnaires et les chefs-bourreaux sont en réalité de simples hommes, « ordinaires ». Plus ou moins intelligents, poussés par l’Idéologie ; et/ou par la peur ; et/ou par la contrainte ; et/ou par la menace d’être tué ou que l’on attente à la vie de leur famille ; et/ou étant particulièrement zélés ; et/ou par la lâcheté, acceptent, dans un contexte Totalitaire, de basculer du « côté obscur de la force », de devenir des bourreaux, préférant mettre de côté leur conscience et leur morale humaines, plutôt que de risquer d’être eux-mêmes emprisonnés ou tués.

Premier bourreau de l’Univers Totalitaire Communiste à être jugé par un Tribunal International, le 26 juillet 2010, Douch a été condamné à 30 ans de prison. Ayant fait appel, le vendredi 3 février 2012, il a été condamné définitivement à la réclusion à perpétuité pour Crimes contre l’Humanité.

Comme il l’évoque lui-même, je souhaite à Rithy Panh de ne jamais succomber au « syndrome concentrationnaire ». En effet, de nombreux survivants des camps de concentration des régimes Totalitaires Nazi ou Communiste, ont fini par se suicider, parfois même plusieurs décennies après les faits, comme ce fut le cas pour Primo Lévi. Comme l’explique fort bien Rithy Panh dans cet ouvrage, après avoir survécu à Auschwitz en 1944, il se suicida en se jetant dans la cage d’escalier de son immeuble, et cela plus de 40 ans après sa libération du camp.
Ressentant une culpabilisation d’avoir eu la « chance » de survivre à l’enfer, alors que leurs amis y sont morts ; et/ou traumatisés à vie par les visions d’horreur de déshumanisation, de tous ces morts et hantés par les cauchemars, et/ou encore horrifiés par les sévisses mentales et physiques qu’ils ont endurées, tous ces facteurs font que la « main invisible du bourreau » traverse parfois le temps et pousse certains survivants…, à se suicider.

Confer également d’autres ouvrages aussi passionnants sur le même thème, de :
– Navy Soth : « Les larmes interdites » ;
– Raoul Marc Jennar : « Khieu Samphan et les Khmers rouges : Réponse à Maître Vergès » ;
– Vann Nath : « Dans l’enfer de Tuol Sleng : L’inquisition khmère rouge en mots et en tableaux » ;
– Kèn Khun : « De la dictature des Khmers rouges à l’occupation vietnamienne » ;
– Thierry Cruvellier : « Le maître des aveux » ;
– François Bizot : « Le silence du bourreau » ;
– François Bizot : « Le Portail » ;
– Malay Phcar : « Une enfance en enfer : Cambodge, 17 avril 1975 – 8 mars 1980 » ;
– François Ponchaud : « Cambodge année zéro » ;
– Claire Ly : « Revenue de l’enfer : Quatre ans dans les camps des Khmers rouges » ;
– Sam Rainsy : « Des racines dans la pierre » ;
– Pin Yathay : « Tu Vivras, Mon Fils: L’extraordinaire récit d’un rescapé de l’enfer Khmer Rouge » ;
– Philip Short : « Pol Pot : Anatomie d’un cauchemar ».

Anonyme11 - - - ans - 18 août 2020