L'apprenti fantome de Ilarie Voronca

L'apprenti fantome de Ilarie Voronca

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 20 mai 2018 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Poésie de l'exil et de l'amour inassouvi

Ce recueil d’Ilarie Voronca, qui est à ma connaissance la première réédition depuis sa publication en 1938 par les éditions du Hibou, est une très longue complainte divisée en une vingtaine de poèmes. Malgré quelques faiblesses, sa ferveur est profondément émouvante et a des résonances dans le drame actuel des réfugiés fuyant la guerre et/ou la misère. Le titre sibyllin fait écho aux souffrances de l’homme en exil, qui traverse des lieux terrestres sans jamais être reconnu ni même accéder à une présence véritable. Invisible aux regards des autres, il ne fait, à travers ses errances, qu’effleurer, sans jamais les toucher, les choses et les êtres qu’il rencontre.

Je suis pareil au mort qui quelquefois s’approche
De l’homme et veut lui dire tant de choses étranges,
Mais sa voix ne s‘accorde plus à l’oreille du vivant,
Elle est comme un instrument dont nul ne sait jouer.

(…)

Hésitations ! Je puis être comme le vent
Qui va du Nord au Sud de la ville
Je m’arrête parfois près d’un tourbillon de poussière
Je danse autour sans hâte ensuite je repars.

Je puis être aussi comme le feu
Qui est une robe étincelante à la mesure de tous les corps
Je puis être la pluie qui dans les rues désertes
Fait traîner la chevelure étrange des affiches.

Je n’ai pas l’apparence d’homme. Les nuages,
Les formes incertaines des dieux familiers,
Les mille hôtes invisibles dans la demeure du sommeil,
Ne s’effrayent plus à mon approche.

Sont-ils déjà mes frères ? Ils m’apprennent
Comment les mains reconnaissent les mains
Et comment elles forment un vol de cigognes
Et annoncent ici ou ailleurs la venue du printemps.

Les bouches réunies font un ciel où se lève
Le soleil de la bonté. O ! Jeux sereins.
Tout geste, tout appel tombe sans heurt
Comme de la neige par une calme journée d’hiver.

Les leçons se mêlent aux rires
Que nulle oreille humaine n’entend
En jouant un esprit m’enseigne
Comment aborder sans danger les vivants.
(…)

Malgré un sentiment oppressant de solitude, le ton du poème n’est jamais misérabiliste. Au contraire, le poète exalte, avec une ferveur panthéiste, la dissolution de l’être dans le monde qui l’entoure : nié dans sa corporéité, l’homme devenu éthéré et spectral, se fond dans les puissances élémentaires. Esprit fantomatique non soumis aux limites humaines, il devient le témoin du monde et perçoit les vérités cachées et les forces qui lient toutes les choses, transcendent la condition humaine où s’affrontent des principes de vie et des principes de mort. Le poème prend alors parfois des accents presque messianiques de révélation et de prophétie…

Me voici sans limites comme la lumière d’une étoile
Très puissante qui arrache les rideaux de la nuit
Je ne suis plus comme une araignée qui peine à tisser sa toile
Mais libre et vaste je me mêle à l’univers qui fuit

Chaque homme autour de moi est semblable aux planètes
Bienfaisant ? Malfaisant ? Une lumière ronde
Comme un soleil le cœur, comme une lune la tête,
Le sang qui tourne en moi afflue au visage du monde.

Cette errance fantomatique est néanmoins pleine de douleur car « l’apprenti fantôme » souffre de ne pas être. Il n’est qu’un témoin, incapable de participer aux mouvements de quiétude ou de fièvre qui agitent les hommes. Son désir lancinant d’accéder à l’existence attise la nostalgie de son ancienne condition humaine et nourrit une soif inextinguible, qui le torture.

A un tournant, après le bois, la ville m’apparut
Soudain avec ses tours, ses rues, ses foules inquiètes,
C’était devant la mer comme un filet géant
Où des poissons étranges se tordaient sans espoir
(…)
Je pouvais m’approcher des portes, me mêler aux passants
Toucher les vitres comme une lumière de crépuscule,
Ah ! Tous allaient et venaient pressés, préoccupés,
Nul n’apercevait dans l’air affable, mes contours.

Il est triste de ne pouvoir se faire comprendre.
Mes signes, mon langage leur étaient étrangers.
Où courez-vous ? Restez. Une douceur très grande
Plane autour de vous. Je veux vous en parler.

Je voulais pour un temps être encore un des vôtres,
Vous dire avec vos mots l’affection, l’indulgence,
La haine autour de moi était comme une montagne
Où le charbon obscur voisine avec le ciel des sources

Il est trop tard. Nul ne me reconnait. Nul ne m’arrête
Dans les maisons grises un bruit de verrous.
(…)
Et je m’en vais si triste aux lisières des villes
Parmi les terrains vagues et les broussailles sombres.
Je n’ai rien pu dire… Loin les foules rejettent
Leurs ombres géantes qui couvrent le soleil.

Le fantôme, en quête d’un visage comme d’une terre où s’incarner, souffre d’un manque qui est aussi un autre nom de l’amour. C’est la femme, figure récurrente du recueil, à la fois en tant qu’amante désirée et en tant que mère, qui constitue l’idéal vers lequel convergent tous les espoirs et toutes les aspirations du fantôme. Le dernier poème achève le recueil sur une note d’espoir, avec la rencontre d’une femme aimée qui semble incarner la promesse d’un bonheur possible en ce monde

O ! Femme avec ton corps fait de pain et de sel
Tu m’accueilles et ma main tremble en touchant ta main
C’est ainsi que sous l’eau tremble la main du pêcheur de perles.
O ! J’ai été longtemps comme un voyageur égaré
Et soudain ton visage
Me fut comme la lumière d’une fenêtre
C’est ainsi qu’une voix afflue vers l’oreille qui l’écoute,
C’est ainsi que sous les rayons du soleil épars dans l’air
Se réunissent sous l’attraction d’une loupe
Et redeviennent chaleur brûlante
Feu,
(…)
Quel miracle es-tu donc femme, quelle étrange fusée
Illuminant les routes dans la nuit de la peur,
Phare qui fait signe de loin à l’âme en détresse
Lierre frais
Argile où la trace du pas est humide,
Terre et eau, feu et air en même temps ?

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