Mais rien n'obscurcira la beauté de ce monde
de Ilarie Voronca

critiqué par Eric Eliès, le 11 mai 2018
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une poésie fervente portée par l'amour du monde et des êtres
Poète roumain francophone réfugié en France dans les années 30, à l’instar de Tristan Tzara ou Benjamin Fondane, Ilarie Voronca, proche des avant-gardes et ami de Victor Brauner, fut très vite reconnu et même célébré avant de sombrer, après-guerre, dans un oubli aussi profond qu’injuste. Car Voronca, qui s’est suicidé en 1946 et incarne un peu la figure archétypale d’un poète maudit du XXème siècle, est un poète immense dont la parole témoigne d’un amour, envers le monde et les êtres, d’une intensité rarement égalée ! Voronca, se sentant frère de tout ce qui vit, a célébré, avec une ferveur quasi-panthéiste, la vie et l’amour dans un monde en crise sur le point de basculer dans la barbarie et la guerre. Il y a quelque chose de mystique dans cette poésie portée par une foi inébranlable en l’amour, qui me semble faire écho, en ce siècle, à celle de Marina Tsvetaieva et aussi à celle des anciens prophètes bibliques annonçant l’espoir d’un autre monde. Cet optimisme en l'avenir est d’autant plus remarquable que Voronca (né dans une famille juive) a connu toutes les souffrances humaines ; d’ailleurs, comme en contrepoint, sa poésie véhicule aussi un cri, douloureux et déchirant, de solitude lancinante et d’angoisse existentielle, qui culminera dans son suicide tragique.

Les éditions de l’Arbre ont entrepris une œuvre salutaire de réédition des plaquettes devenues introuvables. La diffusion de cet éditeur-imprimeur est assez confidentielle mais sa contribution à la reconnaissance de l’œuvre d’Ilarie Voronca mérite d’être louée et j’espère qu’elle rencontrera le succès qu’elle mérite !

La présente plaquette intitulée est une réédition partielle, joliment imprimée, de « Beauté de ce monde » paru en 1939 aux éditions Le Sagittaire. Elle ne contient que 9 poèmes sur les 21 de l’édition originale, mais judicieusement choisis. Ces longs poèmes, qui couvrent chacun deux ou trois pages, sont empreints de la gravité, à la fois volontaire et sereine, de celui qui affronte les puissances du malheur avec la certitude que l’amour vaincra.

Rien n’obscurcira la beauté de ce monde
Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance
Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,
L'amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,
La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,
Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Nulle défaite ne m'a été épargnée. J'ai connu
Le goût amer de la séparation. Et l'oubli de l'ami
Et les veilles auprès du mourant. Et le retour
Vide du cimetière. Et le terrible regard de l'épouse
Abandonnée. Et l'âme enténébrée de l'étranger,
Mais rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Ah ! On voulait me mettre à l'épreuve, détourner
Mes yeux d'ici-bas. On se demandait : « Résistera-t-il ? »
Ce qui m'était cher m'était arraché. Et des voiles
Sombres, recouvraient les jardins à mon approche
La femme aimée tournait de loin sa face aveugle
Mais rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Je savais qu'en dessous il y avait des contours tendres,
La charrue dans le champ comme un soleil levant,
Félicité, rivière glacée, qui au printemps
S'éveille et les voix chantent dans le marbre
En haut des promontoires flotte le pavillon du vent
Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Allons ! Il faut tenir bon. Car on veut nous tromper,
Si l'on se donne au désarroi on est perdu.
Chaque tristesse est là pour couvrir un miracle.
Un rideau que l'on baisse sur le jour éclatant,
Rappelle-toi les douces rencontres, les serments,
Car rien n'obscurcira la beauté de ce monde.

Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.
Il faudra jeter bas le masque de la douleur,
Et annoncer le temps de l’homme, la bonté,
Et les contrées du rire et de la quiétude.
Joyeux, nous .marcherons vers la dernière épreuve
Le front dans la clarté, libation de l'espoir.
Rien n'obscurcira la beauté de ce monde.


Ami des êtres les plus humbles (hommes mais choses et bêtes également), Ilarie Voronca dénonce aussi l’aveuglement et la cupidité des puissants, qui ne sont riches que de leurs parures, comme dans le poème conclusif de la plaquette qui n’est pas sans évoquer un chant de prière.

Les mains vides
Tes émissaires se tiennent sur notre seuil
« Que chacun apporte ce qu’il a de meilleur », disent-ils
Les riches ont entassé leurs joyaux, leurs étoffes,
Chargés de bagues leurs doigts ont plus d’éclat que leurs yeux,
Le parler des monnaies a couvert celui de leur mémoire
Ils n’entendent pas la marche des hommes de l’avenir
Mais nous
Nous avançons les mains vides, le regard serein.

Une fois encore nous sommes les méprisés, les humbles.
Eux, ils ont rempli les vaisseaux. Ils marchent
A la tête d’armées glorieuses. Ils appellent
Du fond des temps leurs moissons, leurs troupeaux,
Nul trophée n’est oublié et sur leur front
Le songe de leur force élève une couronne
Mais nous
Nous avançons les mains vides, le regard serein.

Nous avons vu l’inoubliable étoile,
La fanfare altière des forêts dans l’orage
Le soleil dans les arbres comme en le bois d’un cerf,
Les océans traçaient autour leur cercle de feu
Chaque chose murmurait « rappelle-toi bien »
Il fallait garder l’image non pas la chose
Et nous
Nous avançons les mains vides, le regard serein.

Eux, ils apportent ce qu’ils ont pris, mais non
La flamme sans parure en l’urne de leur âme,
Toujours le contenant, jamais le contenu,
La pierre mais non pas sa voix muette,
L’oiseau mais non la fumée de son vol,
Le métal non l’éclat dans les roues de l’aube
Mais nous
Nous avançons les mains vides, le regard serein.

Notre part a été la part du faible.
Non pas demander, mais se donner tout entier,
Nous distribuant dans l’univers pour mieux ensuite
Le recevoir en nous. O ! Mers, montagnes, astres,
Nous n’avons retenu que vos reflets,
Du riche bétail dans les étables nous avons préféré le souffle,
Et nous
Nous avançons les mains vides, le regard serein.

Nous venons les mains vides, le regard serein
Car les noms sont en nous. Tes émissaires sauront les lire
Les autres entassent tout ce dont ils nous ont dépouillés
Et le monde purifié dans le feu de leur envie
Nous protège et nous accueille. Les autres s’écroulent
Sous le fardeau des triomphes et des parures
Mais nous
Nous avançons les mains vides, le regard serein.