La société industrielle et son avenir de Theodore Kaczynski

La société industrielle et son avenir de Theodore Kaczynski

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Gregory mion, le 6 mai 2018 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Un certain empêcheur de tourner en rond.

On connaît mieux Theodore Kaczynski sous le nom de guerre que lui avait attribué la police américaine : « Unabomber ». Pendant près de vingt ans, jusqu’à son arrestation tant attendue en 1996, cet homme pratique un terrorisme solitaire et artisanal, émaillé de bombes plus ou moins efficaces et de manuscrits foncièrement opposés à la société industrialisée contemporaine. Il fera quelques morts avec ses engins explosifs. Il fera aussi du chantage au New York Times pour que l’on publie sa critique de la technologie démocratisée à outrance, un texte d’insoumission (La société industrielle et son avenir) que l’on peut lire en français grâce aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, fondées par le si injustement méconnu Jaime Semprun. En tant que tel, ce texte n’est pas un chef-d’œuvre de style et de profondeur. Il n’a d’intérêt que strictement documentaire, un peu comme le mémoire de Pierre Rivière jadis décortiqué par Michel Foucault – c’est un pamphlet qui restitue le credo d’un homme en désaccord farouche avec son époque, ayant poussé sa logique de la dissidence jusqu’au bout en quittant ses fonctions de professeur de mathématiques et en partant vivre comme un ermite dans le Montana. On pourrait parler d’une mystique dévoyée en solitude revancharde. En outre, les documents accumulés sur le cas très particulier de Kaczynski attestent d’un esprit hors du commun, doté d’un quotient intellectuel qui confère à l’extrême sur-douance, validant peut-être l’hypothèse que ce pyrotechnicien irascible souffrait d’une paralysie sociale intrinsèque à sa constitution (à l’image du tueur en série Edmund Kemper auquel on prête également un QI important).

D’un point de vue philosophique, les lignes rebelles de Kaczynski ne jettent rien de nouveau sous le soleil de l’apologie de la nature par contraste avec le danger des machines, ces dernières étant susceptibles de détruire le monde naturel et de rendre les hommes toujours plus dépendants des valeurs du capitalisme triomphant. Ce texte militant redit ce que d’autres ont écrit avec une élégance et une force de pénétration plus vives (on pense à Marx, Nietzsche, Jonas, Thoreau, Arendt, Adorno, Gorz, etc.). En paraphrases conscientes ou inconscientes, donc, Kaczynski pétrit une pâte qui cherche à monter à des hauteurs plus concrètes que celles, plus conceptuelles, qui ont fait la célébrité de ses prédécesseurs en dissidence : sous les pavés de ses paragraphes inégalement pertinents, il appelle sans détour à la révolution, prétextant que celle-ci serait éventuellement plus simple d’accès que la mise en place d’une réforme politique. Il défend pour ce faire une perturbation quasi permanente des moyens techniques et des hauts lieux du capitalisme. Sans doute approuve-t-il, depuis sa cellule de prison où il purge la perpétuité, les initiatives au long cours de certains manifestants (Occupy Wall Street), tout comme les actions directes d’un Julien Coupat.

Les mots de Kaczynski sont du reste parfois assez savoureux lorsqu’il met en évidence les nombreuses contradictions des progressistes (belles âmes souvent bien socialisées qui renforcent l’ordre établi en devenant hystériques dès qu’une minorité se voit attaquée, desservant de facto les causes défendues), nous conseillant dès lors d’amorcer une révolution en excluant ces lilliputiens de la lutte. Les propos qui concernent l’auto-accomplissement sont aussi dignes d’intérêt : il montre que la société moderne, de façon insidieuse, nous a détournés de la préoccupation quotidienne d’assurer notre survie (grâce à l’inflation technologique) tout en nous offrant de quoi satisfaire nos désirs les plus inutiles et les plus glorifiants (être une pointure dans la science, être le meilleur golfeur du monde, etc.). Ce décalage entre l’absence de considération pour la vie en tant que telle et l’obsession croissante pour la réussite sociale permet à la société de nourrir un monstre – l’industrie qui artificialise les hommes. On en arrive alors à une condition systémique presque insurmontable : la nature humaine devient un épiphénomène, condamnée à s’adapter aux nécessités artificielles de la technique capitalisée, prise dans une vitesse contre-nature qui se régule vaille que vaille par la consommation d’antidépresseurs et le soulagement de soi par le biais d’un hédonisme destructeur.

Par conséquent la lecture de ce manifeste doit être effectuée en connaissance de cause. L’esprit brillant de Kaczynski réside moins dans son écriture que dans ses années d’activité où il a trompé une quantité phénoménale d’enquêteurs lancés à sa poursuite. Hormis quelques fulgurances prolongées, l’ensemble du texte demeure prévisible, dépourvu d’un relief qui serait à même de nous faire sursauter d’étonnement. Ainsi nous devons prendre ce texte comme le sommet d’un arbre fatigué qui nous renvoie à ses racines plus robustes, en l’occurrence les années de formation de Kaczynski, les ébullitions réelles du jeune esprit, si fortes qu’elles ne pouvaient alors être contenues dans un texte et devaient impérativement se traduire dans la geste d’une opposition violente. En ce moment, on a appris qu’une série de Netflix revenait sur le parcours mouvementé de cet anarchiste tardif (Manhunt : Unabomber), retraçant le face à face entre une police aux abois et un génie insurgé, définitivement meilleur activiste que penseur.

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