La peinture à Dora
de François Le Lionnais

critiqué par Eric Eliès, le 31 mars 2018
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Témoignage sur la puissance de la mémoire et hommage rendu à la création artistique, comme une bouée de survie au milieu de l'enfer des camps
François Le Lionnais fut un scientifique passionné de littérature et un grand amateur de jeu d’échecs. Ami de Raymond Queneau, il fut l’un des créateurs et l’un des principaux animateurs de l’Oulipo. Mais il fut aussi, durant la seconde guerre mondiale, un résistant très actif. Et dixit José Corti, qui lui en voulut beaucoup, pas très discret… A tel point qu’il finit par être repéré et transféré au camp de concentration de Dora. Ce camp est beaucoup moins connu que les camps d’extermination où fut mis en oeuvre la solution finale : néanmoins, les conditions de vie étaient très dures et les prisonniers y travaillaient comme des esclaves à la fabrication d’armes. Etant ingénieur de formation, François Le Lionnais était employé sur la chaîne de production des missiles V2, où il s’efforça de travailler le moins bien possible…

Néanmoins, dans ce texte au titre presque provocateur (tant il peut donner le sentiment que la vie dans les camps de concentration n'était pas si terrible et offrait même quelques loisirs aux prisonniers...), l’auteur évoque à peine la réalité cruelle du camp. Le texte est tout entier consacré aux exercices d’évasion mentale pratiqués par l'auteur. Pour meubler les heures (notamment pendant les appels ou les inspections de blocs qui pouvaient s'éterniser), il s’enfermait en lui-même et, se mettant psychologiquement en retrait, suscitait l’image d’un tableau vu autrefois dans un musée. S’étant trouvé un ami qui partageait la même passion pour la peinture, il passait parfois des heures à lui décrire un tableau. Il tentait également de peindre en pensée, soit par recombinaison de tableaux connus soit ex-nihilo, mais l’effort de concentration était tel que l’image s’effaçait rapidement. François Le Lionnais évoque également les symphonies ou les poèmes que sa mémoire lui restituait. Cette expérience me semble bien moins extraordinaire que ne le présente le 4ème de couverture. Beaucoup d'intellectuels internés dans des camps (que ce fut pendant la seconde guerre mondiale ou plus tard, au goulag) se sont souvent accrochés, comme à une bouée, à ces exercices mentaux qu’illustre très bien la nouvelle « Le joueur d’échecs » de Stefan Zweig. Le texte n'est pas l'évocation d'un internement au camp de Dora : il est avant tout un bel hommage rendu à la puissance salvatrice de l'art, qui devient une sorte de raison de vivre et de résister aux souffrances endurées quotidiennement.

A ce titre, ce texte, qui se lit en un gros quart d'heure, est intéressant (pas très émouvant car l’auteur ne cherche pas du tout à émouvoir son lecteur) mais ne méritait pas, à mon humble avis, l’honneur d’une édition séparée. Le livre manque un peu de matière ! Comme pour compenser, l’éditeur a épaissi le volume en choisissant une police en gros caractères et en plaçant quelques illustrations des tableaux commentés à la suite du texte mais d’autres écrits de François Le Lionnais et/ou un essai de biographie en guise de préface auraient été bienvenus. Il manque aussi une présentation de la vie au camp de Dora, qui aurait précisé le contexte des exercices de pensée pratiqués par l'auteur…