Key West
de Hart Crane

critiqué par Eric Eliès, le 28 mars 2018
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une évocation sublime de la nature, portée par une écriture exigeante et un élan d'amour envers le monde
Hart Crane, qui se suicida vers l’âge de 30 ans après une vie un peu en marge, est souvent présenté comme le poète maudit de la littérature américaine et le chantre du modernisme. Pourtant, si je devais lui accoler une étiquette – même si je déplore le côté éminemment réducteur de ces classifications – ce serait, après lecture de cette plaquette d’une vingtaine de poèmes qui mêlent vers rimés et vers libres, celle de post symboliste tant l’écriture, très travaillée, est riche d’images mystérieuses aux résonances à la fois musicales et signifiantes, qui se prêtent à plusieurs niveaux de lecture. On pense aux poètes européens de la fin du 19ème siècle, et à l’influence probable de Mallarmé dans le souci d’une poésie hermétique, qui ne se livre pas d’emblée et impose au lecteur de fournir un effort d’immersion dans le texte. Néanmoins, Crane est indéniablement américain : sa poésie fait aussi songer à Whitman, par la puissance du souffle dans l’évocation de la nature omniprésente.

Les Keys, cet archipel d’îles qui prolonge la Floride en direction de Cuba et des Caraïbes, sont ici un lieu à la fois géographique et symbolique. C’est une sorte de pont (et d’ailleurs le poème le plus célèbre d’Hart Crane s’intitule « Le pont » !) jeté entre l’Amérique, industrielle et frénétique, et les Caraïbes, où une nature sauvage et florissante suscite le sentiment du paradis originel.

Et les abeilles du Paradis

J’avais parcouru toute la route depuis la mer jusqu’ici,
Mais rencontré la vague encore dans vos bras
Où la falaise et le fort, - tout véritablement
Se fondait dans un ciel de fanaux –

Jardins marins élancés comme l’arc-en-ciel au travers des yeux
que je découvrais.

Oui, immenses, inséparablement nos jours
Passent vers le soleil. Nous avons arpenté les cieux enflammés
Inexorables et ceints de votre louange,

Comblés par la colombe, et les abeilles du Paradis

Cette poésie n’ignore pas la dimension humaine mais le contraste est saisissant entre la splendeur de la nature, sa beauté harmonieuse et triomphante de toute éternité (« Le palmier royal », « La plante aérienne », « O île des Caraïbes », « Le manguier ») et la misère de l’humanité, souvent pitoyable (« L’idiot », « Bacardi étend les ailes de l’aigle »), cruelle ou cupide (« Carrière dans l’île », « Imperator victus »)

Plaques équarries – ils ne scient le marbre
Qu’en dalles de prison, là-bas aux carrières de marbre
(…)
O acier et pierre ! Pourtant l’or était, rareté autrefois.
Mais ici l’eau, une légère brise…
Aucun souffle d’amis et plus de rivage
Où l’on n’ait mis l’or en vente et la conscience en conserve.
(…)
Ses yeux – comme des béquilles lancées contre une vitre
Retombent soudain muettes (en tendant la monnaie
du muguet)
Au-dessus des roses qu’aucune chair ne peut dépasser.

C’est dans l’union avec la nature, ici divinisée comme si elle était tout à la fois une émanation et un instrument de Dieu (« L’ouragan »), que réside le secret d’une harmonie possible. Mais elle est notre victime et les animaux ont parfois des allures de martyrs.

Que le pèlerin ne se revoie plus
A cette lente éviscération destiné comme ces monstrueuses [énormes] tortues
A chaque aube sur la jetée, leurs yeux craquelés de sel ;
- Harponnées, retournées ; quel tonnerre dans leur tension !
Et les mâchoires crispées haletant encore vers la houle !

(nota : le traducteur a choisi de traduire "huge" par "monstrueuse", ce qui me semble maladroit car fausse l'image du massacre quotidien de l'innocence animale. Une traduction littérale m'aurait semblé plus juste)

Malgré son caractère un peu énigmatique, la poésie d’Hart Crane ne peut laisser indifférent. Elle témoigne d'une sensibilité à fleur de peau et porte l'empreinte d'une spiritualité presque panthéiste, qui l'irrigue d'un souffle d’amour émouvant comme une prière ou un appel. Mais elle résonne aussi comme un adieu dans sa condamnation de la civilisation. Hart Crane se suicida peu après avoir achevé ce recueil, en se jetant du pont d'un paquebot.

Ici, ma foi saillante m'a forgé.
Hors des vallées, passé l'ample refuge
Pour des cieux impartiaux qui ne me désavouent,
Ni ne me revendiquent par la moelle d'Adam - ni de sa côte.
(…)
J’ai rêvé que tous les hommes abandonnaient leurs noms, et chantaient
Comme seuls peuvent prier ceux qui construisent leurs jours
Avec nageoires et sabots, des ailes et des crocs adoucis
Libérés et sanctifiés toujours en un même Nom

Par ailleurs, le livre, qui offre également le texte original en anglais, est très joliment imprimé sur un beau papier et dans un format qui rappellent un peu les plaquettes éditées par Fata Morgana.