La pensée en Chine aujourd'hui de Auteur inconnu

La pensée en Chine aujourd'hui de Auteur inconnu

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Philosophie , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Eric Eliès, le 27 février 2018 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 9 étoiles
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Un vaste panorama sur les spécificités et les perspectives historiques de la pensée en Chine

Ce recueil d’essais, composé d’une quinzaine de textes mêlant l’étude historique et la réflexion philosophique, ambitionne de brosser un portrait de la pensée chinoise (même si les auteurs ont préféré parler de pensée en Chine...) et de ses nuances qui fondent un rapport au monde spécifique (même si plusieurs auteurs réfutent la notion d'un "modèle chinois"). L’enchaînement des textes, rédigés par des spécialistes, génère quelques redites mais aussi quelques ambiguïtés car les différents contributeurs ne partagent tous le même avis sur l’idiosyncrasie de la civilisation chinoise et sur l’évolution historique des différents courants de pensée. Les essais sont parfois « pointus » et difficiles d’accès pour qui n’a pas déjà quelques notions sur l’histoire de la Chine, qui est un pays mosaïque très complexe. Néanmoins, la lecture reste agréable, malgré un style parfois excessivement universitaire, et de nombreuses notes en annexe permettent de dissiper les points obscurs.

La Chine a, tout au long de son Histoire, vécu de nombreuses crises mais n’a pas connu de rupture aussi radicale que l’irruption de la modernité occidentale. Les racines de sa langue écrite et de sa philosophie sont encore imprégnées de chamanisme antique. Ainsi, les idéogrammes chinois sont directement issus des signes que les chamans observaient dans des os jetés au feu, dont ils interprétaient les craquelures. Après sa codification, l’écriture chinoise a principalement servi à compiler tous les évènements observés dans une période historique afin de définir des configurations récurrentes. Les Chinois ne recherchaient pas des lois de causalité, au sens scientifique moderne, mais ils considéraient que certains contextes (notamment astrologiques) constituaient les facteurs d'actualisation d’évènements latents et tentaient d’inscrire leur comportement dans la tendance dominante afin d’obtenir des succès.

La pensée chinoise est profondément concrète et pragmatique, ancrée dans la matière réelle d’un monde qu’elle cherche à comprendre par description globale et non par étude spécialisée. Elle se défie de l’abstraction et les grands penseurs chinois (notamment Wang Fuzhi au 17ème siècle) ont présenté comme un danger la faculté du langage à ériger des concepts en objets autonomes, sur lesquels la pensée travaille sans appui dans la réalité. Les Chinois ne pensent pas le monde en termes de catégories duales (« matière / esprit », etc.) et semblent privilégier la continuité à l’opposition, ainsi que la synthèse holistique à la décomposition analytique. Par exemple, ils considèrent que les pierres, les arbres, les animaux et les hommes sont les diverses formes d’une même substance. Pour cette raison, les penseurs chinois ont souvent été hostiles aux doctrines religieuses, y compris le taoïsme et le bouddhisme, qui rejetaient le monde réel au nom d’une transcendance. Le confucianisme et le culte des ancêtres, qui ont été interprétés comme la religion traditionnelle des Chinois, sont avant tout une manière d’être, une éthique davantage qu’un dogme, soucieuse d’intégrer harmonieusement l’individu à son environnement, dans ses composantes sociales et naturelles. A ce titre, le confucianisme établit une hiérarchie des droits et des devoirs qui se décline de manière différenciée du plus proche (à commencer par la famille, à laquelle on doit tout, y compris son existence) au plus lointain (auquel on ne doit rien, ou presque, même s'il est préférable, pour vivre paisiblement, de se montrer juste et bienveillant).

La pensée chinoise a évolué sous l’influence des évènements tragiques qui ont marqué l’Histoire de la Chine, notamment la domination des barbares mongols puis la colonisation européenne au 19ème siècle. A chaque fois, les penseurs ont tenté d’analyser les raisons de l’effondrement de la Chine et de la supériorité de leur adversaire. A la suite des guerres de colonisation, la civilisation occidentale a exercé une influence déterminante sur la Chine, qui a également observé avec attention l’évolution du Japon. Contrairement au Japon qui s’est transformé pour épouser le modèle occidental, la Chine a tenté d’intégrer, sans renier son identité millénaire, les concepts étayant la force de la civilisation occidentale, y compris en philosophie où les penseurs chinois ont adopté les principaux philosophèmes de la pensée occidentale. Les modalités de cette assimilation ont suscité, et suscitent toujours, de nombreux débats en Chine. Certains penseurs considèrent que cette modernisation est en fait une occidentalisation subie, qui nie et met en péril l’identité chinoise ; d’autres considèrent qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre la Chine et l’Europe et que les oppositions usuellement soulignées reflètent simplement les clivages entre archaïsme et modernité.

Il est clair, en lisant ce livre, que la pensée chinoise est fondamentalement pragmatique et peu encline à adopter des valeurs uniquement au nom d'une posture éthique ou idéologique. La Chine, par analyse des forces et faiblesses de l’occident, a tenté d’organiser sa pensée philosophique et religieuse pour se doter de structures organisées capables de devenir des outils de pouvoir. L’école allemande (à la fois les philosophes - de Kant à Marx - et le protestantisme) a profondément marqué la Chine ainsi que, même si c’est moins connu, les philosophes pragmatistes américains (notamment John Dewey, dont l’influence est fortement soulignée). Il est d’ailleurs un peu comique, en cette période de discours sur la laïcité, de voir que la Chine a considéré que la supériorité occidentale était due, en grande partie, à la puissance de ses institutions religieuses ! La Chine a ainsi reconnu certaines religions, tout en encadrant fortement la pratique du culte et en dénonçant comme « superstition » tout ce qui ne rentre pas dans le cadre défini par le pouvoir. Dans les faits, le pouvoir chinois s’érige en autorité religieuse, avec plus de succès dans les villes que dans les campagnes où les gens revendiquent leur attachement à la « superstition », et s'appuie tous les éléments de l'identité chinoise, tant historique que culturels, pour affirmer sa puissance et retrouver sa place d'empire au centre du monde, dont la colonisation occidentale l'a chassée.

Néanmoins, la pensée chinoise est aussi agitée par l’essor inexorable des libertés individuelles (avec en point de repère la crise de 1989) et la poursuite des luttes idéologiques entre la Chine occidentale et Taïwan (un chapitre est d’ailleurs consacré à Taïwan, en insistant fortement sur l'émergence d'un sentiment d'identité insulaire émancipé de la Chine continentale, qui s'est construit à la fois contre le parti communiste et contre le parti nationaliste réfugié à Taïwan). Certains penseurs chinois ont totalement assimilé les valeurs des droits de l’homme et tentent, parfois en s’exposant avec courage comme Liu Xiaobo (mis en exergue par Jean-Philippe Béja), de promouvoir une libéralisation des idées et une démocratisation de la politique, pour lutter contre la corruption qui accompagne la monopolisation du pouvoir par une élite. Liu Xiaobo, qui a fait le choix de rester en Chine au risque de sa vie (à la lumière de sa mort en 2017, l’essai, écrit en 2007, était prophétique !), s’insurge de la pusillanimité des intellectuels chinois qui, après les persécutions de la révolution culturelle, sont devenus les conseillers du prince et ferment les yeux sur ses fautes voire ses méfaits…

Le recueil propose aussi des analyses très intéressantes et fouillées sur la médecine chinoise traditionnelle (ici présentée comme une "tradition inventée" par le pouvoir communiste pour concilier les fondements de la science occidentale avec une identité chinoise), sur l’écriture chinoise (qui a nourri le fantasme d'une écriture idéographique éloignée de l'oralité) et sur la langue chinoise, dont les Européens (cf. Granet) ont souvent dénoncé, à tort selon les auteurs, l’incapacité à manipuler des concepts abstraits et à porter des raisonnements logiques.

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Les éditions

  • La pensée en Chine aujourd'hui [Texte imprimé] contributions de Viviane Alleton, Jean-Philippe Béja, Karine Chemla... [et al.] sous la direction de Anne Cheng avec la collaboration de Jean-Philippe de Tonnac
    de Cheng, Anne (Directeur de publication)
    Gallimard / Folio. Essais
    ISBN : 9782070336500 ; EUR 10,50 ; 10/05/2007 ; 480 p. ; Poche
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