Voyage de classes
de Nicolas Jounin

critiqué par Fanou03, le 22 janvier 2018
(* - 48 ans)


La note:  étoiles
Une expérience pédagogique riche en enseignement
Le sous-titre quelque peu racoleur de l’ouvrage (« Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers ») aurait pu augurer une approche simplificatrice et essentiellement basée sur une accumulation d’anecdotes. Certes, celles-ci font clairement une partie de la saveur de l’ouvrage, mais le propos de Nicolas Jounin, maître de conférence à Paris-8-Saint-Denis, va heureusement beaucoup plus loin que cela. Il nous présente en effet avant tout, à travers le récit de cette expérience pédagogique, les principaux outils de la sociologie, et amorce une réflexion nourrissante sur cette discipline et les présupposés qu’elle suggère.

Comme je le disais, le premier niveau de lecture est clairement cette « rencontre du troisième type » entre plusieurs cohortes d’étudiants en sociologie originaire pour la plupart de Seine Saint-Denis, aux revenus modestes, aux origines cosmopolites, et les résidents en général plutôt aisés du huitième arrondissement de Paris, celle de l’Avenue des Champs-Élysées, de l’Avenue Montaigne, et des alentours du Parc Monceau. Cela nous donne des témoignages très forts (et généralement plein d’humour) illustrant le fossé (économique et culturel) qui peut exister entre ces deux populations. Ces retours peuvent parler aussi à n’importe quel lecteur de la « classe moyenne » qui a hésité un jour à rentrer, ne serait-ce que par curiosité, dans la boutique Chanel de l'avenue Montaine ou à aller boire un café au Plaza Athénée !

Mais l’objet de Nicolas Jounin n’est pas seulement de décrire l’ahurissement de ces étudiants et leur sentiment de dépaysement: il veut leur montrer (et à nous par la même occasion !) comment, à partir l’émotion légitime nourrie par cette sorte de voyage exotique à dix stations de métro de leur université, exercer un regard le plus objectif possible de leur ressenti. C’est l’occasion pour ces jeunes gens de mettre en pratique différents outils classiquement utilisés en sociologie : les pratiques de l’observation minutieuse pendant un temps donné d’un lieu du quartier pour commencer avec si possible une approche quantitative, des questionnaires destinés aux passants, qui permettront une exploitation statistique et enfin des entretiens, longs et ciblés, de résidents les plus représentatifs possibles.

Ce que j'ai bien aimé aussi dans Voyages de Classe c’est que chaque témoignage, chaque outil méthodologique, est l’occasion pour l'auteur de venir nourrir des réflexions, (souvent engagées, il ne s’en cache pas d’ailleurs) sur sa discipline et les écueils qu’elle peut rencontrer. Ce volet, absolument passionnant, vient s’entremêler tout au long du récit aux expériences pédagogiques des étudiants: comment quantifier l'origine "raciale" des passants du Parc Monceau ? Est-il techniquement et moralement possible de le faire ? La police ne devrait-elle pas se laisser plus facilement observer et servir d’objet d’étude, ce qui serait aussi un contrôle démocratique légitime ? Comment arriver à synthétiser le profil du quartier tout en faisant ressortir sa diversité et ses lignes de fractures parfois cachées ?

Plein d'humour, en perpétuelle interrogation sur les outils de la sociologie aussi bien que sur sa propre posture de pédagogue, Nicolas Jounin a écrit un livre court, très abordable, presque joyeux malgré quelques constats sévères et plein de gravité, riche en réflexions, qui prêche surtout pour qu’enfin les enquêteurs sociologiques ne soient plus systématiquement les « dominants » face à des enquêtés « dominés »: c’est aussi ce qu’il a voulu ici mettre en pratique, avec beaucoup d’humilité.