Puzzle
de Keith Ridgway

critiqué par Sahkti, le 18 mai 2004
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Dublin côté impair
Puzzle (The Parts en V.O.) se déroule à Dublin, pour partie dans une maison horrible et immense des années 60, le reste errant de bar gay en ruelle sombre, de meublé sordide à station de radio miteuse. Une ambiance poisseuse que j’avais déjà humée dans "Mauvaise pente" du même auteur, paru en 2001.
Au centre de cette demeure kitsch, une romancière en panne d’inspiration et une millionnaire hypocondriaque, Kitty Flood et Delly Roche. Deux personnages ressemblant à des caricatures, des êtres loufoques et désoeuvrés, qui puent le malheur et la solitude. Avec autour d’eux des dublinois fauchés et une ville grisâtre.
Ces gens se croisent, tentent de se parler, mots croisés creux et inutiles qui plantent le décor et la trame de l’histoire. Pendant près de 500 pages, Keith Ridgway nous raconte l’histoire de ces êtres emplis de vacuité. C’est triste, démoralisant, Ridgway jongle avec nos humeurs et les états d’âme de ses protagonistes.
Chaque personnage y a sa place, joue un rôle, s’interroge sur la vie et sur lui-même à l’aide de dialogues pourtant si plats, avec un tas de questions (je pense par exemple à Joe, l’animateur de radio, qui n’arrête pas de questionner ses auditeurs sur tout et sur rien, manière à peine détournée de remplir une tranche horaire, son esprit et en quelque sorte son existence).
D’autant plus qu’il est question dans le récit d’une substance illicite qui permettrait d’effacer les mauvais souvenirs. Mais je ne vous en dis pas plus, il est difficile de parler de l’intrigue sans s’embarquer dans un labyrinthe de situations et de regards croisés. Tout est subtilement désordonné dans ce récit qui mêle froideur, noirceur, espoir, humour et Dublin… Dublin côté verso, la ville de tous les jours, celle qu’on connaît peu.

Des tranches de vie intéressantes avec cependant un petit bémol de ma part : je trouve que par moments, Ridgway en fait trop. Lorsque tout est noir, inutile d’en remettre une couche, il n’existe plus de noir foncé dans ce cas-là. Noir c’est noir… et à force de trop insister, ça rend le texte un peu lourd ou indigeste pour certains passages.
Des pièces en trop ! 5 étoiles

J’ai voulu essayer de reconstituer ce puzzle et ça n’a pas été qu’une partie de plaisir, il a d’abord fallu rassembler les pièces, des petites scènes au style différent allant de la narration alerte à la grandiloquence la plus affectée et des morceaux de textes divers insérés dans la narration : messages sms, e-mail, poèmes, extraits d’articles de presse, de livres et autres fragments de textes.

Une fois les pièces rassemblées, il a fallu opérer un premier tri pour dresser les bords de ce puzzle et regrouper les pièces par appartenance à une certaine partie du tableau que je devais reconstituer. Ainsi, peu à peu, trois groupes de personnages se sont dessinés. Un premier groupe, le plus important, rassemblé autour d’une vieille héritière fabuleusement riche qui demande la mort avec insistance mais à condition qu’elle soit douce, comprend aussi une romancière obèse en panne d’inspiration, un médecin énigmatique et quelques autres personnages à leur service. Le deuxième groupe se compose d’un animateur d’une émission de radio qui vient de divorcer et de son réalisateur homosexuel qui essaient de redonner du souffle à leur émission en proposant des sujets de plus en plus dérangeants. Le dernier qui n’en est pas un en réalité, ne comporte qu’un jeune prostitué homosexuel.

Les pièces s’assemblent petit à petit, quelquefois difficilement, certaines s’imbriquent mal dans l’ensemble et on a même, parfois, l’impression qu’il y en a beaucoup trop et que certaines sont parfaitement inutiles. Mais, patiemment, l’image prend forme, les relations entre les personnages apparaissent et le tableau s’anime pour former une histoire en forme de thriller un peu obscur qui raconte une aventure assez peu probable qui se termine péniblement.

J’ai eu l’impression que Ridgway a voulu conduire un vaste projet novateur et moderne en proposant un texte comportant diverses formes de narration mais ce projet n’a pas pu réellement aboutir car le scénario sur lequel il s’appuie est bien mince et fort peu crédible. Il a aussi cherché à éviter tous les clichés irlandais habituels : aucun misérabilisme dans ce roman au contraire l’héroïne centrale est immensément riche, pas une seule goutte de Guinness, pas plus de whiskey. Bref, une vraie rupture avec le roman irlandais traditionnel mais des images et des formules percutantes, fulgurantes mais aussi parfois énigmatiques et même un peu fumeuses. Et le tout, dans un récit long, long, bien trop long, qui se noie souvent dans détails inutiles et des digressions encombrantes, se plait à expliquer, répéter, souligner, rappeler, détailler, etc… Ca ressemble trop à un exercice de style, à une volonté de faire du nouveau qui finalement s’égare dans de l’écriture pour l’écriture, dans la formule pour la formule et perd un peu l’intrigue de vue.

La sexualité, l’homosexualité, la mort, le passage de la vie à la mort et la mémoire et la perte d’identité sont les thèmes centraux de ce livre. Chaque personnage a un problème avec le sexe, frustration, manque, homosexualité refoulée ou non avouée, prostitution, adultère, etc… que l’auteur aborde avec un certain réalisme. La sexualité est peut-être l’expression de la vie affichée en contrepoint à volonté morbide exprimée par le personnage central qui demande la mort et à la description du passage de la vie à la mort qu’expérimentent presque tous les protagonistes dans leurs cauchemars, leur hypocondrie, leurs accidents ou tout simplement leurs pertes de conscience. Le passage de la vie à la mort qui semble particulièrement hanter l’auteur, trouve aussi ces premiers symptômes dans l’effritement de la mémoire de certains protagonistes et dans la multiplicité des identités d’autres ce qui est déjà une forme de perte d’identité réelle. L’abus des pseudonymes par certains diluent leur identité dans des personnages divers qu’ils inventent et maîtrisent mal comme s’ils avaient déjà perdu leur moi réel.

Ce livre pourrait tout de même avoir une morale en démontrant que nous sommes tous égaux devant la mort et que le sexe, quel que soit sa forme, même si l’homosexualité est très présente dans ce récit, n’est qu’un soubresaut de la vie qui s’en va petit à petit comme la mémoire qui s’efface et l’identité qui se dilue dans des personnages fictifs. On meurt tous les jours un peu quelque soit notre statut.

Débézed - Besançon - 76 ans - 3 juillet 2009