Mécaniques du chaos
de Daniel Rondeau

critiqué par Deashelle, le 12 décembre 2017
(Tervuren - 15 ans)


La note:  étoiles
Fresque d'avenir?
Une archéologie de notre époque finissante, puisqu’elle a égaré le secret de la vie.

Tout commence avec une citation d’Honoré de Balzac tirée de son roman « Le père Goriot » « Ah! sachez-le: ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être. » Si les personnages crées par Daniel Rondeau sont de pures fictions, la loi de la jungle devenue mondiale est bien réelle, et le tableau qu’il en tire, est apocalyptique. On ne veut pas croire que nous campons sur une bombe à retardement, entre « Soumission » de Houellebecq et « Katiba » de Rufin. Sur fond de chaos intégral : culturel, langagier et comportemental. 1984, d’Orwell, à côté de cela passe pour une lecture académique. Mécaniques du chaos a obtenu le Grand Prix du Roman de l'Académie Française 2017.

Grimaud, le narrateur principal est un archéologue spécialiste de Leptis Magna, une des villes importantes de la république de L’ancienne Carthage, déclarée Site du patrimoine mondial de l'UNESCO en 1982. Grimaud est porteur des multiples expériences de l’écrivain et de l’ancien diplomate. Son moteur personnel est fait de plusieurs facettes qui raniment le courage, la probité, l’émerveillement, la joie et l’énergie. Laissant la truelle et le pinceau, à lui de rebâtir une fresque de notre époque, sorte de tapisserie où l’on prend de plein fouet la vue d’ensemble mais aussi les mille et un détails. En particulier, un de ces « détails » de l’HISTOIRE qui a sombré dans l’oubli. Le 8 mai 1945, à Sétif, une manifestation nationaliste est autorisée dans la liesse de la fin de la deuxième guerre mondiale. Dès 8h plus de 10 000 personnes envahissent les rues et défilent avec des drapeaux des pays alliés. Vers 8 h 45, tout dérape. Des pancartes « Vive l'Algérie libre et indépendante » surgissent. En tête de la manifestation, Aïssa Cheraga, chef d'une patrouille de scouts musulmans, arbore un drapeau vert et rouge. Un jeune s'empare du drapeau mais est abattu par un policier. L’émeute fait dans les deux camps de nombre de morts et de blessés. Dans le même temps, des émeutes éclatent aux cris du « djihad » dans la région montagneuse. Des fermes européennes isolées et des maisons forestières sont attaquées et leurs occupants assassinés, dans des conditions atroces… Voilà ! le mot et lancé ! La force de destruction du djihad est sortie de la boîte de Pandore. Le fardeau de ces événements est porté humblement par un personnage émouvant du roman: Bouhadiba, ancien pied noir. » On revoit aussi les avions du 11 Septembre, ce Pearl Harbour du djihad?

Chaque époque n’est-elle qu’une succession de cercles dans l’eau? Passant par les guerres puniques, Daniel Rondeau retrouve la pierre fatale sur laquelle sont gravés les massacres de Sétif. Grimaud, l’archéologue examine le terreau qui a engendré cette mécanique du chaos, le terrorisme islamique, dont on ne parlait pas il y a 40 ans. Il braque l’éclairage sur d’autres mécaniques délétères : l’absence de repères, le nihilisme général engendré par la destruction du paysage spirituel de l’Europe après le passage destructeur du nazisme et du communisme dont nos générations ne sont toujours pas remises. Mais comment pourrions-nous encore rayonner en 2016, si on ne croit pas en soi? Sans l’eau de l’histoire, de la poésie et de la culture… peu d’espoir est permis ! « Je suis Habiba et je vis… »



En rassemblant les points de vue des nombreux personnages du roman, tous des naufragés, de la journaliste française et petite amie de Kadhafi à l’étudiante bretonne anarchiste passée par la prostitution de luxe, la mosaïque s’éclaire. Le délitement des valeurs familiales a aussi créé l’absence de repères. Bruno, le policier anti-terroriste flotte dans sa vie, perdu par son divorce et l’éloignement de ses filles. La peinture de l’époque passe par la sphère toute puissante de l’argent qui a englouti notre planète et ses états de droit avec tous les trafics illicites du trafic humain, migrants et esclaves, à celui des œuvres d’art millénaires, à celui de la drogue, et jusqu’aux détrousseurs de cadavres dans les hôpitaux. Assiste-t-on à la « grosse domination du sabre sur l’esprit ? »

L’écriture se fait à coups de sabre, de déflagrations, de valse d’informations aussitôt interrompue, dans un immense zapping mondial de la violence. Comment, à travers les cascades d’événements sans transition et les lieux brûlants d’actualité, ne pas se retrouver piégé par la barbarie, cloué d’angoisse, stupéfait devant les personnages déboussolés, aux quatre coins de la Méditerranée, notre berceau millénaire devenu fosse commune. Autour de Malte, il n’y a qu’un pas pour la Libye, la Tunisie, la Somalie, Istanbul… Et puis la frileuse Europe aux fondements dévastés se déploie, fragilisée par la corruption et le crime, de Londres, à Paris, au Quai Matignon et dans une banlieue infecte nommée Taurbeil-Paradis la Grande Tarte. Au début les images et les personnages sont bien difficile à suivre et on se perd dans les cercles de l’enfer… Puis la mosaïque contre la domination du sabre sur l’esprit, prend forme et on ne lâche plus le livre, de peur de perdre le fil infernal! Et au passage, -ouf!- on se permet de savourer les apartés de l’archéologue, Grimaud, qui n’est avare ni de recul, ni d’érudition, ni de sagesse. « Les peuples se font et se défont de leur énergie propre s’engendrant de leur âme et de leurs actes incessants pendant que le temps s’écoule à son rythme imperturbable. » comme disait Michelet.