La révocation de l'édit de Nantes de Pierre Klossowski

La révocation de l'édit de Nantes de Pierre Klossowski

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 8 décembre 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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Un roman intellectuel et pervers, jouant de la dichotomie entre le corps et l'esprit

Pierre Klossowski est le frère de Balthasar Klossowski, peintre plus connu sous son pseudonyme Balthus. Lui-même dessinateur et romancier, Pierre Klossowski est l’auteur d’une œuvre exigeante et difficile, qui peut et doit se lire à plusieurs niveaux. En première approche, elle se nourrit d’une fascination fortement intellectualisée, et non dénuée d’une certaine de forme de perversité (Klossowski est d’ailleurs l’auteur de « Sade, mon prochain »), pour les situations scabreuses où la sexualité sert de révélateur au conflit entre le corps et l’esprit. Mais cette dimension prend une résonance quasi-métaphysique car Klossowski, qui a suivi des études de philosophie et de théologie, est un croyant torturé par la complexité de son rapport au divin. La religion est omniprésente dans ses romans dont les personnages ne cessent de s’interroger sur le sacré et le profane, avec la double tentation de sacraliser le profane et de profaner le sacré…

Ce court roman, qui fait partie d’une trilogie de récits indépendants centrés sur le personnage de Roberte, s’inscrit dans cette veine. Pierre Klossowski, avec une écriture raffinée et précieuse, mélange les journaux intimes tenus par deux époux (Roberte et Octave) que tout oppose en apparence, et dont les obsessions gravitent, dans un jeu ambigu mêlant les désirs inconscients, les conventions sociales et la religion, autour du sexe et de l’art. L’écriture très précise de Klossowski révèle, avec une grande finesse d’analyse psychologique, l’ambiguïté de la relation entre ces deux êtres qui se manipulent mutuellement dans le contexte trouble de l’immédiat après-guerre.

Octave est un vieil homme, qui fut proche de Pétain (affectueusement évoqué par son prénom) et éprouve la nostalgie d’une époque révolue dont il entretient le souvenir dans sa passion pour la peinture. Le roman abonde de remarques sur la relation nouée entre le collectionneur et les tableaux dont il est seul à jouir, ainsi que sur les musées, fréquentés par une foule qualifiée d'imbécile mais dont les tableaux s’éveillent sous un regard connaisseur ou quand vient la nuit et que les œuvres se mettent à dialoguer secrètement, sans témoin. Admirateur de Frédéric Tonnerre, petit maître oublié de la peinture érotique se plaisant à mettre en scène des femmes de la bourgeoisie ou de l’aristocratie sur le point d’être compromises malgré elles tout en y consentant inconsciemment, Octave ne cesse de chercher, en multipliant les occasions de rencontres, à développer chez son épouse une propension aux aventures sexuelles et jouit de l’offrir à autrui. Vieux catholique mis à la retraite forcée par la chute de Vichy, il considère ainsi qu’il permet à sa femme d’accéder à la sainteté par le sentiment du pêché et rêve d’un Paris désert peuplé de musées, de vieillards et de jeunes femmes, monde paradisiaque qui faillit advenir grâce aux Allemands pendant le temps béni de l’Occupation...

Roberte, quant à elle, est une jeune parlementaire de la 4ème République, décorée pour ses actions au sein de la Résistance. Elle s’interroge sur le sens du devoir qui l’a incitée à épouser Octave pour le sauver (ce qu’Octave interprète comme un exutoire à l’instinct maternel de Roberte qui, n’ayant pas eu d’enfant, trouve en lui un être faible sur lequel elle peut exercer une emprise au prétexte de le protéger). Roberte connaît de multiples expériences où elle est forcée et surprise (notamment dans le sous-sol d’un magasin en rénovation où elle est entrée par erreur) et jouit des sensations de honte et de plaisir mêlés, qui lui rappellent une expérience vécue à Rome, avant la libération de la ville. Elle est néanmoins tenue par la réserve qu’elle s’impose vis-à-vis d’Antoine, son jeune neveu recueilli par Octave et dont il lui a confié l’éducation et la réussite scolaire. Par une étrange coïncidence, Octave a également engagé pour Antoine un précepteur italien qui lui a été recommandé, Vittorio. Or cet homme a compromis Roberte lorsqu’elle était infirmière à Rome. Roberte et Vittorio renouent une relation d’amants teintée de rapport de force. Vittorio, qui est également amateur de jeunes garçons, possède un ascendant physique sur Roberte.

Je ne dévoilerai pas davantage l’intrigue mais elle abonde en épisodes pervers et fantasmagoriques, notamment le décès d’Octave (que Roberte s’est mise à mépriser) et les abandons de Roberte, qui se laisse caresser par des lycéens amis d’Antoine puis par Antoine lui-même, qui s’est déguisé, à l’instigation de Vittorio, pour se mêler au groupe. Après le décès d’Octave, le journal de Roberte s’achève sur l’explication de l’épisode de Rome, qui avait été simplement évoqué au début du roman. Dans Rome plongée dans l’effervescence de l’arrivée des Alliés (ce qui permet à Klossowski de brosser un portrait rapide mais très caustique des ambassades où beaucoup s’affairent à trouver dans l’urgence un emploi qui puisse leur éviter d’être inquiété), Roberte avait récupéré une liste recensant les enfants retirés aux familles juives envoyées vers les camps d’extermination pour être remis à des hommes liés à la curée papale, qui avaient abusé d’eux ou les avaient rançonnés...

Klossowski ne se contente pas de jouer sur les registres du pervers et du morbide. Il analyse longuement et finement la psychologie des êtres en pointant les différences ontologiques entre l’homme et la femme. Pour Klossowski, les hommes cloisonnent distinctement l’esprit et le corps et manifestent une forte tendance à l’abstraction, tandis que les femmes éprouvent dans leur corps les frissons de l’âme et accordent davantage d’importance à l’expérience vécue ; il postule d’ailleurs que l’essor du pragmatisme moderne est peut-être due à la place prise par les femmes dans la société d’après-guerre.

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