La vie des plantes : Une métaphysique du mélange
de Emanuele Coccia

critiqué par Gregory mion, le 29 novembre 2017
( - 41 ans)


La note:  étoiles
La plante comme chemin vers la cosmicité.
À rebours des ronflantes philosophies urbaines qui se préoccupent des intrigues politiques et des manières de redynamiser une démocratie à l’agonie qu’il vaudrait mieux laisser mourir, ce livre d’Emanuele Coccia prend ses distances avec la vie exténuée de la Cité pour nous plonger au cœur du monde véridique de la nature, et plus spécifiquement dans l’univers sous-estimé du végétal. Formé dans un lycée agricole pendant cinq ans, Emanuele Coccia, aujourd’hui professeur de philosophie de plein droit, a eu le temps de s’ajuster aux rythmes simples du monde naturel. Son œil d’adolescent fut immédiatement acclimaté à voir les choses sous l’angle du rassemblement, parce que la nature fait triompher toutes les différences en les coalisant dans un flux d’énergie continu, alors que l’œil des villes discrimine et fractionne, déjà prêt à étouffer les différences qui ne coïncident pas avec l’ordre culturel dominant. On pourrait donc supposer que ces apprentissages du lycée agricole ont prématurément atténué les effets d’une perception humaine qui a tendance à saisir des volumes juxtaposés, à hiérarchiser des formes détachées, et que, de loin en loin, la sensation du jeune Emanuele Coccia s’est transformée en synergie perceptive où tout pouvait apparaître sous l’aspect anamorphosé d’un monde mélangé, organisé en connivences libres, les hommes, les animaux, les plantes et les roches cohabitant selon les modalités d’un même souffle vital (le Pneuma) qui fluidifie l’infinité des relations vivantes. D’une certaine façon, le lycéen Coccia était d’emblée dans l’évidence d’un monde non pas culturellement significatif, mais naturellement épaissi par une multiplicité de cadences reliées à un même élan d’énergie, chaque élément de la nature contribuant à la scansion ininterrompue du cosmos. C’est à ce moment-là que le philosophe Coccia émerge : il a l’intuition d’une présence décisive (le divin) et celle-ci fonde en lui son appartenance privilégiée à la nature, une complicité que nous placerions volontiers dans le registre épuré de la mystique.
Or c’est justement en raison de cette indéniable hauteur spirituelle, de cette mystique omniprésente, qu’un petit réseau de lecteurs a reproché à Coccia un manque de rigueur ou plus sévèrement encore un délire spéculatif irrecevable. Dans d’autres circonstances que ces regrettables saillies de citadin, le personnel des idées n’a même pas daigné signaler l’existence de ce travail autrement que par des recensions expédiées pour la plupart, et bien que les Rencontres Philosophiques de Monaco aient distingué les recherches de Coccia d’un prix inattendu en ces territoires dévastés de vulgarité, cela n’a pas vraiment eu d’impact en dehors de ces festivités succinctes. En outre, eu égard aux transes chamaniques de l’auteur et quoique ce maître-ouvrage n’eût pas souffert d’un arsenal épistémologique plus vivement marqué, il demeure bien au-dessus du panier de tout ce qui peut se publier à ce jour en sciences humaines, ne serait-ce déjà que parce qu’il propose un plaidoyer opportun pour repenser une philosophie de la nature, ce qui n’est pas un luxe dans notre époque technique où les Prométhée postmodernes s’épanouissent, main dans la main avec les assassins du sacré, voire les fléchisseurs d’aura comme aurait pu les baptiser Walter Benjamin. Autrement dit, malgré ses patentes ambiances inactuelles, le livre de Coccia répond aux dérives de l’actualité en suggérant d’abord la fin d’un déni du végétal, et par extension la fin d’un déni croissant du monde naturel en général. Il en va de la survie de notre intelligence de se montrer capable de se végétaliser car la vie des plantes, pleinement transitive et pudiquement exposée à la totalité de l’univers, nous enseigne une diplomatie atmosphérique de bien meilleur aloi que tous nos compromis géopolitiques.

Au carrefour du ciel et de la terre de surcroît, la plante est un vivant « amphibie » qui suscite une pensée du mélange des textures et du souffle universel partout diffracté, créatrice d’attractions plutôt que fomentatrice de répulsions. Elle n’est donc plus saisissable dans les seules terminologies de la botanique, mais elle encourage une grammaire de la cosmologie dans la mesure où elle participe activement à la vitalité de tous les vivants, à la fois consentante (sentant-avec) et confondue (fondue-avec) à la nature omni-génératrice de formes vivantes, milieu favorable pour réfléchir à un « chantier » des origines. D’autre part, la plante est d’autant plus souveraine dans sa participation cosmique qu’elle n’a pas besoin d’avoir des mains pour affirmer sa nature hyper-poïétique. Aristote n’avait ainsi pas tout à fait raison quand il écrivait que la main de l’homme était le prolongement de son intelligence et que cela constituait pour lui un atout majeur par rapport aux animaux. Non seulement l’animal n’a pas de main et il se montre compétent pour interagir avec son environnement, mais la plante, exclue de l’horizon aristotélicien dans ce raisonnement, à la fois dépourvue de main et de motricité, possède un pouvoir créatif éminent qu’il importe de savoir considérer.
On comprend dès lors le projet d’Emanuele Coccia de bâtir une « métaphysique du mélange » à partir des plantes. Pas du tout intéressé par les circonscriptions de l’urbanité et par les philosophies cadastrées de représentations efféminées, Coccia franchit le Rubicon des petites modes et nous promène par-delà le Limes des consensus, à l’endroit où les friches sont conquérantes et les pousses exubérantes. Nous passons par conséquent de l’urbs à la silva – d’une philosophie prisonnière de la ville à une philosophie irriguée par la respiration cosmique gisant dans le végétal. Peu à peu nous quittons notre narcissisme et nos bestiaires encore plus narcissiques (l’animal étant souvent réduit à une sous-catégorie de nos tempéraments), puis nous entrons d’un pied rafraîchi dans la sur-sensibilité de la fleur, dont la structure est une offrande cosmique et nous guérit de notre cécité au divin en plus de nous soigner de nos rétentions sournoises. Nous déréglons nos sens civilisés pour nous embarquer dans un mode de donation cristallisé : enfin nous nous exposons à la coïncidence universelle si magnifiquement décrite par Coccia lorsqu’il s’attarde sur le rôle particulier de la feuille. Avec plus d’humilité encore, nous perdons en volume et nous gagnons en intensité, la plante n’ayant pas besoin d’une surface énorme pour engendrer sa dynamique. Aussi ce que nous perdons en espace, nous l’obtenons en temporalité dilatée, en force de vie durative. Nous voici enracinés dans le ciel et immergés dans l’infini terrestre – nous jubilons d’exister pendant que les autres s’affligent de se recroqueviller. La miscibilité vécue implique une plénitude de l’univers en nous et par nous, une immersion dans ce que David Bohm appellerait un « holomouvement ». La possibilité de l’homme-autotrophe n’est peut-être pas si fantaisiste en fin de compte.