William Blake ou l'infini
de Christine Jordis

critiqué par Cyclo, le 23 novembre 2017
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
l'art et la poésie au-dessus de tout
Quel étrange personnage que ce William Blake, avec qui j’ai vécu – le mot n’est pas trop fort – pendant quelques jours, le temps de lire la belle biographie intime et aussi essai interprétatif que lui a consacré Christine Jordis.

Ce fils de bonnetier, né à Londres en 1757 fut le contemporain des turbulences de l’Europe, la Révolution française en premier lieu, mais aussi les révoltes luddites en Angleterre. Dessinateur, peintre, graveur, poète, cet artiste complet vécut méconnu, dans la pauvreté volontaire ("Je souhaite ne rien faire qui ait pour but le profit. Je souhaite vivre pour l’art. D’ailleurs je ne veux rien. Je suis complètement heureux") jusqu’en 1827, espérant changer le monde à sa manière. Être fantasque, excessif, révolté, sauvage, illuminé, traité de fou (James Joyce écrira à son sujet : "S’il faut taxer de folie tous les grands esprits qui ne croient pas au matérialisme expéditif actuellement en vogue, avec la prétention béate de l’étudiant préparant une licence de sciences exactes, il restera bien peu de choses de l’art et de la philosophie mondiale"), trop démesuré  pour ses contemporains, il ne survécut que grâce à son travail acharné, les commandes que lui procurèrent des amis, et la sollicitude bienveillante de son épouse Catherine : "Puisque l’homme ne vit pas seulement de pain, je vivrai même de manque de pain – rien ne m’est nécessaire, hors de faire mon Devoir ["mon art"] et de me réjouir dans la joie débordante qui est toujours déversée sur mon Esprit."

Christine Jordis nous entraîne dans un parcours généreux, étudiant aussi bien l’homme que l’œuvre, particulièrement inséparables chez cet artiste. Ses gravures de visionnaire (il affirmait avoir vu Dieu et était persuadé de le rejoindre un jour : "Malgré tout, je ris et chante, car si je suis négligé sur la Terre, dans le Ciel, je suis un Prince parmi les Princes"), souvent très sombres et violentes, où se décèle l’influence de Dürer, décrivent la perte de l’unité originelle de l’homme avec Dieu et la dichotomie matière/esprit, qu’il s’efforça de concilier par le biais de l’imagination. Il est avant tout idéaliste, très éloigné des rationalistes et des matérialistes (Kathleen Raine écrivit dans un essai sur Blake : "L’idéologie matérialiste de l’Occident est une mutilation de la conscience qui rend impossible de ressentir le monde comme vivant, elle fait de la connaissance une formule, non plus une expérience") du siècle des Lumières. Newton était sa bête noire. Non, l’homme n’est pas que matière. Ni qu’esprit. Il le martèle constamment !

Blake fut un révolté, un des premiers contre l’injustice sociale, et aussi férocement anticlérical et contre la royauté. Et par-dessus tout contre l’argent, dont il devine le pouvoir aliénant : "Libérer l’humanité asservie, soumise au dogme de la quantité, pour la rendre à l’art et à la poésie, c’est-à-dire à la vie dans sa totalité, telle était la tâche prophétique de Blake", nous rappelle l’auteur. D’où la redécouverte de cet artiste-poète de génie par la Beat Generation américaine dans les années 60. Blake préfigure en effet la philosophie du Nouvel Âge, terme qu’il emploie. Christine Jordis examine de près la filiation, tout en insistant sur la radicalité de l’artiste incompris et du poète révolté. Inutile de préciser que le livre est rigoureux dans son refus des simplifications. Pour moi qui n’avais jamais lu Blake, c’est une vraie découverte. Écoutons son appel à la jeunesse : "Levez-vous, jeunes gens du Nouvel Âge ! Dressez-vous contre les mercenaires ignorants ! Car il y a des mercenaires à l’Armée, à la Cour, à l’Université, qui, s’ils le pouvaient, rabaisseraient le pouvoir de l’esprit et prolongeraient la guerre des corps !"

Christine Jordis indique bien les liens indissociables entre l’artiste et le poète chez Blake. Partout, on retrouve l’idée que le divin réside chez l’être humain (l’Homme-Dieu), à l’intérieur de lui : c’est la poésie qui en est le signe manifeste. D’où chez Blake, le sens aigu de la liberté de conscience, notamment contre les églises établies et le clergé. L'auteur note que, dans "son adresse publique : un brûlot, si on le lit de près, car Blake y démonte le système, comme il l’appelle, et décèle ce qui va devenir le fonctionnement principal du monde moderne : la marchandisation. La conversion de l’art en argent, son enrôlement au service de la vente, du tapage, du profit, son évaluation en termes de chiffres – le règne de la quantité".

La puissance de l’esprit était telle chez lui qu’il mourut dans la joie, comme l’ont rapporté ceux qui étaient présents : "se tournant vers Catherine qui pleurait, [il] lui dit : « Ne bouge plus, Kate ! Reste comme ça, je vais faire ton portrait – car tu as été un ange pour moi. » Quand il eut terminé, il posa son carnet et commença de chanter des hymnes et des poèmes. Catherine les décrivit plus tard comme "des chants de triomphe et de joie". « Ils ne sont pas de moi, mon aimée, non, ils ne sont pas de moi !» lui dit-il."

L’influence de Blake se fait sentir notamment chez Aldous Huxley dans Les portes de la perception (encore un livre redécouvert dans les années 60) ou chez un cinéaste comme Jim Jarmusch (le héros de Dead Man s’appelle justement William Blake), et très probablement chez pas mal d'artistes de notre temps et du siècle passé. Et peut-être aussi chez nombre de nos contemporains, notamment ceux qui prônent la décroissance si nous en croyons ce qu'écrit Christine Jordis : "Quel genre d’hommes, se demande-t-il depuis son siècle, a produit notre société de consommation, notre idéologie du profit ? On l’entend nous répondre : des « spectres ».".

Un grand bonhomme, un beau livre, qui nous incite à lire sa poésie, à examiner ses productions artistiques dans les livres ou dans les musées !