Heaven
de Mieko Kawakami

critiqué par Sentinelle, le 3 octobre 2017
(Bruxelles - 54 ans)


La note:  étoiles
Sujet complexe, éprouvant et dérangeant
C'est le deuxième roman que je lis de Mieko Kawakami et je suis toujours aussi surprise par le manque de facilité que j'ai à lire ses romans, avec cette impression de lire beaucoup mais d'avancer peu. C'est vraiment une sensation très étrange que j'ai du mal à comprendre : je suis comme engluée dans ma lecture. Une écriture très dense, assez opaque et qui baigne dans une étrangeté qui me met mal à l'aise et qui me déconcerte, dans la mesure où il me manque clairement des repères, suffisamment en tout cas pour ne jamais être dans ma zone de confort de lectrice.

Dans ce roman, Mieko Kawakami s'intéresse une nouvelle fois aux opprimés et aux "faibles", ceux qui n'arrivent pas à se fondre dans la masse ni à accepter ses codes, et qui restent volontairement dans une position de retrait, oscillant constamment entre la volonté de rester en marge ou de parvenir à la marge. Ce roman-ci se distingue toutefois du précédent par son extrême violence, parfois directe et cruelle dans les scènes d'humiliation et de harcèlement à l'école, d'autres fois plus sourde et comme tapie dans l'ombre. Quoi qu'il en soit, nous sommes en présence d'une violence toujours éprouvante pour le lecteur, qui a bien du mal à accepter la violence frontale des agresseurs ou la passivité et la résignation docile et consentante des victimes.

Un roman sur la différence et son rejet, la solitude, le non-dit et le silence des boucs émissaires, l'oppression et l'absence de morale du groupe social, sur l'absence des adultes, les familles recomposées, l'identité et le processus d'identification familial souterrain (être fidèle au père abandonné par sa femme du côté de la fille, qui, comme son père, ne se lave pas et néglige son apparence, être fidèle à sa mère morte du côté du garçon, surnommé "Paris-Londres" et qui, comme sa mère, souffre de strabisme). L'importance aussi, à tous les niveaux, du regard sur soi et sur le monde, mais aussi du regard de l'autre.

Une écriture très dense donc, construite sur un mélange de cruauté avec le groupe et de camaraderie plus calme et "plus sereine" lorsque les deux souffre-douleur vont se rapprocher, que beaucoup de lecteurs qualifient de moments d'amitiés poétiques, mais qui étaient pour ma part plutôt bizarres et perturbants. Car l'auteur met sur le même plan deux personnalités censées se reconnaître et se soutenir mais qui sont pourtant très différentes, un rapprochement pouvant selon moi aboutir à une relation malsaine sur le long terme. D'un côté, il y a un garçon "ordinaire" qui subit la violence du harcèlement par peur mais qui se pose des questions et de l'autre une fille gravement atteinte au niveau psychologique, plus dans une posture perverse dans la conception psychiatrique du terme, c'est-à-dire dans une posture masochiste et mortifère, dans la mesure où elle donne bien moins l'impression de subir que de choisir ce calvaire, à l'image de ces femmes que le catholicisme qualifiera de saintes vierges et martyres, mais que je ne peux voir autrement que comme des femmes perturbées sur le plan mental.

Et pour terminer ce billet, un mot sur la fin, très belle et très ouverte. C'est un peu comme si on était en apnée tout le long de la lecture et qu'on pouvait enfin remonter à la surface et reprendre son souffle.

En conclusion, le dernier roman de Mieko Kawakami traite d'un sujet complexe, très éprouvant et dérangeant, y compris dans le traitement du sujet en ce qui me concerne. Une auteure qui, au-delà du malaise et du sentiment d'étrangeté qu'elle provoque chez le lecteur, suscite un intérêt certain. Une auteure qui comptera dans la littérature japonaise.