Artefact
de Maurice G. Dantec

critiqué par Eric Eliès, le 18 août 2017
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Ecrire par haine du monde et par dégoût de l'humanité...
Michel Houellebecq a, dans son remarquable essai intitulé « Contre le monde, contre la vie », décrit Lovecraft comme un écrivain dont l’inspiration foisonnante s’alimentait dans sa haine du monde contemporain. Cette définition s’applique parfaitement à Maurice G Dantec qui m’apparaît de plus en plus au fil de mes lectures comme un frère d’âme de Lovecraft : même haine envers le monde contemporain et ses icônes, même mépris du relativisme culturel et des foules cosmopolites, même passion pour les livres et les secrets enfouis dans les bibliothèques, même style d’écriture parfaitement maîtrisée soudain déchirée par des envolées délirantes, même fascination pour le mal absolu menaçant de submerger le monde, etc.

Maurice G Dantec a longtemps livré des ouvrages étranges et composites, sorte d’assemblage plus ou moins heureux de roman policier, de science-fiction et de spéculation métaphysique parfois impossible à suivre… Le point culminant de cette période est Villa Vortex, roman inclassable qui a dû tomber des mains de 99% de ses lecteurs. Dans « Artefact / Machines à écrire 1.0 », Maurice G Dantec se montre (enfin !) soucieux de rester lisible jusqu’au bout en maîtrisant ses obsessions métaphysiques (qui sont bien présentes néanmoins !) sur le pouvoir démiurgique de l’écriture et sur les réalités imbriquées. En fait, elles sont canalisées par une religiosité teintée de mystique chrétienne (nombreuses digressions sur la nature trinitaire de Dieu) et par le recours à une structure narrative qui oriente le récit et l’empêche de trop s’égarer… Néanmoins, sa construction en trois parties distinctes et indépendantes, risque de toujours décontenancer et susciter une interrogation récurrente chez les lecteurs de Maurice G Dantec : « mais que veut-il dire ? ». Ci-dessous une présentation succincte des trois parties, qui ont chacune la longueur d'une nouvelle ou d'un court roman (entre 100 et 250 pages environ) :

* La première partie "Vers le nord du ciel" narre l’errance d’un homme et d’une fillette sur les routes des Etats-Unis et du Canada. On ne sait trop si l’homme, poursuivi par les services secrets américains, est fou ou s’il est vraiment, comme il l'affirme, un extra-terrestre en mission d’observation sur Terre depuis un millier d’années, qui a décidé de sauver une enfant des tours du World Trade Center un matin de septembre 2001 (le récit commence par sa fuite hors des tours en train de s'effondrer) et de l’envoyer dans les étoiles… Pour cet homme, l’attentat du World Trade Center consacre l’échec définitif de l’humanité qui va s’enliser dans une guerre permanente et s’auto-détruire en même temps qu’elle anéantira ou empoisonnera la planète.

* La seconde partie, intituée "Artefact", est la plus courte : elle décrit l’évolution du rapport au monde d’un homme amnésique, qui s’éveille dans une maison inconnue au cœur d’une station balnéaire italienne. Ayant découvert une machine à écrire portative, l’homme prend conscience qu’il est l’objet d’une expérience cosmique fondée sur le pouvoir créateur du Verbe, capable d’engendrer une réalité et de l’enchâsser dans une autre. L’écrivain (dont l'amnésie est équivalente à une page blanche) n’est alors qu’un artefact au service du Verbe…

* La troisième partie "Le Monde de ce Prince", la plus longue et à l'apparence d'un conte fantastique, met en scène un tueur en série doté de pouvoirs terrifiants. Cet homme, qui fut un enfant innocent et crut en la beauté et la bonté, est une sorte d’ange exterminateur qui a été investi par le Diable, qui se repose tranquillement aux Enfers, pour châtier l’humanité en accomplissant une terrible vengeance. Le credo du Diable est que nul n’est innocent. Cette partie détaille longuement, avec une minutie sadique parfois fastidieuse, les crimes et stratagèmes élaborés par ce tueur (du type de ceux des films « Saw ») pour punir l’humanité avec la complicité des masses qui suivent ses exploits. Maurice G Dantec torture et massacre allègrement, passant au crime de masse quand il disperse des bacilles et des substances radioactives dans la Gay Pride de Berlin. Les victimes privilégiées du tueur de Maurice G Dantec, qui assume un penchant qu’on pourrait aisément qualifier de « conservateur », sont les hommes et les femmes incarnant les travers de la société actuelle bien-pensante, mercantile et médiatique (juges, journalistes, acteurs de cinéma, écologistes radicaux, etc.). Néanmoins, l’individu ordinaire n’est pas non plus épargné…

En fait, à la lecture du livre, la réponse la plus évidente sur le sens du livre me paraît être la suivante : la Terre, et l’Univers dans son ensemble, sont un miracle de beauté mais l’humanité est une vermine qu’il faut éliminer de toute urgence… Maurice G Dantec n’est clairement pas un humaniste mais il est un vrai écrivain. Son écriture, même si elle est souvent polluée par un certain maniérisme qui confine aux tics d'écriture et par une volonté exagérée de faire mouche, d’ébranler le lecteur voire de lui en mettre plein la gueule, est capable de créer une tension intense ou de susciter des images mentales d’une grande beauté. Ainsi, la première partie, qui commence sur la cavalcade précipitée de l'homme et de la fillette s'échappant de l'enfer du World Trade Center, depuis le 91ème étage d'une tour en feu sur le point de s'écrouler, est portée par un rythme haletant qui constitue un vrai tour de force. Le récit contient également des descriptions des paysages nord-américains (forêts, lacs, montagnes) qui sont proches de la prose poétique. La seconde partie exalte, avec un souffle grandiose, le pouvoir démiurgique de l’écriture comme si l’écriture était la seule issue possible à notre réalité tragique et immonde et le seul moyen d'accéder à un ordre supérieur d'existence… Le pouvoir de l’écriture est aussi au cœur de la troisième partie, où il constitue le moyen utilisé par le Diable pour (via internet et via les livres) manipuler l’humanité et la tromper. En effet, dans la troisième partie, Maurice G Dantec énonce, avec des accents de moraliste, que c’est le Diable qui, sur Terre, mène la danse. Néanmoins, le Mal, parce qu’il a été engendré par la création divine, ne peut être absolu : il serait donc possible de lui échapper par le recours à la Grâce, mais l’humanité n’en est pas digne et a choisi de s’entretuer… Il semble que, pour Maurice G Dantec, les principes de la "démocratie libérale" incarnent un nouveau totalitarisme, qui n'a fait que succéder au fascisme et au communisme mais a l'habileté de se dissimuler sous une bien-pensance hypocrite. Au final, G Dantec abomine notre société, sa superficialité et ses valeurs qui nous détournent des vrais enjeux de l'existence : il est d'ailleurs un peu étonnant qu'il stigmatise les écologistes radicaux car sa philosophie, reposant sur une haine et un mépris de la société actuelle, n'est pas tellement éloignée de certains courants extrémistes....

Nota : il est très difficile de "noter" une telle œuvre selon le principe des étoiles. Elle est pleine de défauts, qui peuvent lasser ou irriter quand l'auteur en fait trop ou se complaît dans ses maniérismes, mais elle est portée par un souffle et une intention qui la hissent au-dessus de la plupart des productions littéraires éditées à tour de bras. Maurice G Dantec aurait sans doute été mieux inspiré de naître au 19ème siècle ou au début du 20ème siècle, quand la littérature romanesque était une littérature d'idées et non une littérature de divertissement : il eût été un redoutable polémiste ! Son drame personnel est qu'il a sans doute été contraint d'outrer son propos pour être audible dans la société spectacle et qu'il s'est laissé prendre au piège de son image d'écrivain sulfureux...