La synagogue des iconoclastes
de J. Rodolfo Wilcock

critiqué par Gregory mion, le 3 juillet 2017
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Savants fous et petits prospecteurs de gloire.
Ce florilège de biographies imaginaires est conseillé par Roberto Bolaño. On sait que ce dernier ne manquait pas d’à-propos dans ses jugements littéraires, par conséquent son goût pour l’œuvre de Juan Rodolfo Wilcock, parmi tant d’autres de ses admirations souvent uniques, devrait tenir toute sa place dans l’éducation esthétique du lecteur sérieux. Même s’il n’est pas le plus couru des écrivains argentins, même s’il n’est à vrai dire pas loin d’être un visage occulte du XXe siècle lettré, Wilcock propose ici un format d’écriture dont le principe a su téter au mamelon du grand Borges, ce titan qu’il est presque impossible de contourner quand on se lance dans la littérature et que l’on est de surcroît un natif de Buenos Aires. Par ailleurs, bien que né deux décennies après Borges, le discret Wilcock mourra quelques années avant le maître, et il mourra expatrié en Italie, pays où il s’installa définitivement dans les années 1950 et dont il adopta la langue jusque dans ses livres. Ce sont autant de signes d’indépendance qui doivent nous prouver que Wilcok est quelqu’un, et cela doit aussi nous prouver qu’il ne commet pas de redites par rapport aux figures tutélaires de son pays (en dehors de Borges, pensons par exemple à Sábato ou Bioy Casares, que Wilcock a dû lire mais qu’il n’a pas détroussés). Osons même ajouter que Wilcock est à certains égards plus profond que Borges dans la mesure où son travail n’a pas fait l’objet d’incessantes paraphrases universitaires, signe assez encourageant de bonne santé romanesque. Passager clandestin de la critique officielle, Wilcock est donc une sorte d’insaisissable styliste, un étrange animal créateur qui ne pouvait finalement que tomber dans la giberne d’un autre phénomène rebelle à toute mauvaise appropriation académique – Bolaño en l’occurrence. Mais Bolaño, une fois mort, a vu son œuvre affluer dans quelques bouches décevantes, il l’a vue, depuis son tombeau, monter sur quelques chaires triviales, tandis que Wilcock est demeuré dans une ombre épaisse et qu’il n’est pas franchement appelé à entrer dans la lumière par le biais de notre présent compte-rendu.

Quoique inégaux en imagination et en fulgurances textuelles, les trente-cinq destins fictifs nés de la fantaisie de Wilcock et composant cette Synagogue des iconoclastes s’acheminent vers un livre tout à fait intéressant. Aucune femme n’est au rendez-vous de ce faisceau d’existences, mais cela s’explique éventuellement par le fait que nous sommes en général confrontés à la démesure, à des quêtes féroces d’immortalité, à de fortes inondations pulsionnelles, autant de ruissellements déplacés qui ne touchent pas la majorité des femmes. Au reste, c’est en cela qu’il est question d’une compilation de personnages iconoclastes : en diverses proportions de rupture, chacun abat les idoles de son époque respective et chacun s’érige en Colonne de Trajan, en phare plus ou moins mégalomane, en savant fou intempestif qui apporte incontestablement quelque chose de neuf à l’humanité mais qui ne le fait pas en étant authentiquement traversé par la grâce du génie. Par un bout de toutes ces intimités, on découvre toujours un détail inélégant, et si vraiment certains de ces hommes parviennent à gagner nos suffrages en première lecture, une enquête plus minutieuse nous permet de réviser notre jugement et de soupçonner à bon droit un labyrinthe d’intentions malsaines.

Au fond, que veulent ces hommes apparemment créatifs sinon la gloire ? Désir vain par excellence, la recherche de la gloire met en évidence des tempéraments infréquentables car sous couvert d’un altruisme d’invention, les prospecteurs de gloire de ce recueil tisonnent les braises du plus sournois des narcissismes. Ce n’est pas pour l’optimisation de la vie collective qu’ils travaillent, mais bel et bien pour leur fortune personnelle. Et comme un Mal redouté ne va pas sans les preuves concrètes d’un Mal véritable, il nous faut dire que les créations de ces énergumènes sont la plupart du temps des innovations régressives. Le caractère inattendu de leurs travaux, s’il peut évoquer sous cet angle surprenant une espèce d’attitude géniale, s’effondre toutefois rapidement car l’aspect déconcertant d’une idée n’a pas vocation à la supériorité si cette idée ne traduit pas l’exemplarité véridique dévolue au génie. Or à moins d’accorder du crédit au génie du Mal, nous ne pouvons pas trouver d’intérêt particulier à une œuvre qui serait dépourvue d’exaltation de la vie et qui s’épuiserait à promouvoir le seul nom de son auteur. En d’autres termes, il peut arriver qu’un génie soit odieux, qu’il ait des défauts difficilement solubles dans l’évaluation ordinaire des qualités humaines, en revanche un tel individu, s’il a réellement gagné les cimes du génie, n’accouche pas d’une œuvre qui aggrave ses défauts et contamine le monde par ses maladies. Un homme pour partie insupportablement dégueulasse, aussi bien de corps et d’esprit, est toujours susceptible d’apporter à ses contemporains une œuvre exemplaire, ce qui n’est pas le cas des hommes imaginés par Wilcock, qui sont plutôt insupportablement banals en totalité, parvenant à dissimuler leurs petits volontés mesquines derrière les masques sociaux de l’intégration d’une part (titres scientifiques, silhouettes normalement entretenues, positions religieuses, situations avantageuses, etc.), puis derrière la dimension spectaculaire de leurs inventions d’autre part.

Parmi cette fraternité malfaisante, citons quelques cas paradigmatiques. Le psychiatre français Alfred Attendu veut établir un état de nature réel où les cerveaux imbéciles seraient des modèles et les cerveaux cultivés des têtes à abattre. Probablement conscient de ses déficiences propres, Attendu, en abrutissant l’intelligence, espère atteindre le sommet de la nouvelle société des hongres. Roger Babson est un cul-de-plomb de la science charlatane et il souhaite abolir les effets de la gravité, probablement par lucidité envers ses lourdeurs. Metteur en scène tout ce qu’il y a de plus petit-bourgeois, le Catalan Llorenz Riber a orchestré une représentation des Recherches philosophiques de Wittgenstein, moins par amour de la philosophie que par volonté de se faire mousser en réalisant un projet que l’on pensait irréalisable. Carlo Olgiati prétend détenir les secrets d’un « métabolisme historique » à partir d’un usage suspect des groupes sanguins, la théorie finale étant censée nous fournir une lisibilité révolutionnaire de la destinée des peuples. Yves de Lalande se présente à l’instar de l’ancêtre historique de la merde littéraire en élaborant un processus industriel d’écriture de romans (en quinze jours, une équipe de nullités bien soudées peut élaborer un livre de A à Z, aussi est-il permis de se demander si aujourd’hui nos gourgandines de la rentrée littéraire n’ont pas bénéficié des services manufacturiers d’un de Lalande bis). Theodor Gheorghescu est pris d’un délire religieux aryen, pratiquant sur de nombreuses victimes Noires les tenants et les aboutissants de ses fantasmes tyranniques. Et que dire de l’horloger Absalon Amet, inventeur du « Philosophe universel », machine qui anticipe les règles du cadavre exquis et qui formule dans le hasard le plus grand des phrases que l’on prétend mystiques ? De notre point de vue, l’invention d’Amet est l’une des moins nocives, mais l’on ne peut s’empêcher de critiquer cette apparence de générosité en postulant l’autosatisfaction vaine de cet homme, qui ne fut à tout prendre qu’un « entertainer » du langage et qui nourrissait peut-être l’espoir secret de disqualifier à moindres frais les philosophes de son temps.