Sors, la route t'attend
de Slimane Zeghidour

critiqué par Tmichel, le 4 mai 2017
( - - ans)


La note:  étoiles
La fascinante évocation d'un passé kabyle.
Slimane Zeghidour est journaliste, essayiste et grand reporter (Le Monde, Le Nouvel Observateur...), éditorialiste à TV5 Monde. Originaire de Kabylie, il s'est installé en France en 1974 et -cela ne s'invente pas- est devenu ou plutôt est redevenu français par réintégration en 1991, sur décret signé de la main même de M. Rocard, alors premier ministre. Et l'on comprend, après lecture, que cela n'est que justice, voire réparation et générosité de la part de la France.
Le sous-titre, "Mon village en Kabylie 1954-1962" annonce clairement une autobiographie. On se doute, à découvrir de telles dates, que l'histoire y pèsera de tout le poids de cette guerre d'indépendance qui fut cruelle et a laissé des cicatrices. "J'ai l'âge de la guerre d'Algérie", nous dit le bandeau, "je porte la mémoire d'un monde disparu, je sais pourquoi ce passé nous hante." A travers cette déclaration, qui peut paraître ambiguë, on se fait pourtant une idée du registre qui domine le récit: la nostalgie. L'auteur retourne visiter son enfance pour constater que son dernier séjour dans ce qu'il reste d'El-Ouedja, son village natal dans la montagne, est vain. La fatalité historique l'a rasé de la carte, ou tout au moins les murs de sa maison, sacrifiée pour éviter qu'elle ne devienne le repaire des terroristes islamistes. Ce que ni les forces armées françaises dites "d'occupation", ni les "fellahs", terme galvaudé pour désigner les partisans algériens d'une " libération", n'ont fait, la guerre civile contre les djihadistes l'aura fait.
Impossible, donc, dans ce retour dans le passé, de ne pas inscrire le récit, si intime soit-il, dans une perspective historique. Qu'on ne s'y trompe pas: l'auteur se fait le plus objectif et clairvoyant possible dans les jugements qui encadrent un vécu subjectif, qu'il tente de rendre de manière réaliste, en revivant avec une précision étonnante ses souvenirs. Si la France a fait des erreurs, elle a aussi été d'une générosité quasi maternelle, au point que Slimane, enfant, l'a intériorisée et décidé de rejoindre plus tard son giron, outre-Méditerranée. Son évocation du chantier pour élever un barrage à Erraguene est attendrissante: nous la vivons avec lui, dans tout son pittoresque. Quoique déplacé par la force des choses (pour empêcher le djebel de devenir la chose des indépendantistes), l'enfant kabyle et sa famille, pour qui être "algérien" n'a pas encore de sens, se découvrent plus ou moins "français", selon la valse des décisions des gouvernements métropolitains qui se succèdent. Le tout jeune garçon rejoint, émerveillé, le monde ingénieux de ces "roumis" qui accueillent les autochtones et les invitent à côtoyer leur monde techniquement tellement en avance! L'auteur nous laisse deviner ce que fut pour lui ce moment magique où les musulmans se voyaient rejoindre fraternellement les citoyens métropolitains au sein de l'Union française, quel bonheur représenta ce moment, malgré les plaies inscrites dans la chair par les violences ambiantes. Sa tendresse pour l'institutrice du camp où l'on a reconstitué les gourbis, Mme Cabanal, est révélatrice et symbolique de ce moment de grâce où la France accomplissait (enfin) son devoir d'humanité. "En à peine douze mois de conflit armé, la France nous aura plus francisés, et sous toutes les coutures, qu'en cent vingt ans de prétendue "paix française"". Et tant pis pour les images d'Epinal d'une France qui apprenait à ses peuples, prétend-on un peu vite, qu'ils étaient fils de Gaulois! Qu'on feuillette plutôt les pages des manuels de l'époque: le musulman est dans son monde, à l'égal du frère métropolitain, qui est dans le sien, en Provence, en Bretagne ou à Paris.
La puissance d'évocation de Slimane Zeghidour est éblouissante. Comment ne pas penser au Nerval du Valois de son enfance, à la Sologne du "Grand Meaulnes" d'Alain-Fournier? On vibre volontiers avec l'auteur au récit de cette seconde vie de la mémoire et l'on se sent porté par un présent de narration enchanteur, un récit riche en détails, fourmillant d'anecdotes, éclairé d'une grande pénétration psychologique. Ce livre est un belvédère de choix pour observer par le menu le monde berbère dans toute sa beauté, sa part d'archaïsme et d'arrachement -hélas- à lui-même.
J'ai personnellement particulièrement aimé partager ces magnifiques coups d'oeil en forme de coups d'ailes sur un paysage formidable et disparu: "Le sud seul offre des ailes au regard, qui peut alors survoler la pente s'étirant, tel un toboggan, depuis le camp. Puis il dévale par petits à-coups, jusqu'à se poser sur le tout jeune et déjà si envahissant lac. Puis glisse dessus jusqu'aux piémonts touffus des Babors, adossés aux contreforts hérissés de cèdres du Babor et du Tababort, qui se penchent vers le couchant." (p.204) Coup d'aile aussi que ce livre magnifique sur un passé hanté et révolu, promenade sur une part de l'histoire et de l'humanité. Je te salue, Slimane, mon compatriote!