Félix Arnaudin, le guetteur mélancolique
de Auteur inconnu

critiqué par Numanuma, le 25 avril 2017
(Tours - 50 ans)


La note:  étoiles
Les petites maisons dans la prairie qui n'existent plus
Image d’Epinal. Nous connaissons tous cette expression désignant une vision un peu archaïque, voire idéalisée, naïve, surannée. A la limite du cliché. Fermez les yeux, imaginez un berger landais. Il y a fort à parier que pour la plupart, nous verrons en esprit un homme juché sur des échasses sans savoir comment il a bien pu grimper dessus sans se casser la figure, appuyé sur un long bâton fiché dans le sol, un béret sur la tête, une veste en peau de mouton, lesquels moutons broutent alentour. Le souci du détail de chacun fera le reste mais voilà la base, aussi iconique que la sainte trinité à laquelle les étrangers ramènent souvent les français, faisant du parisien le modèle unique de nos compatriotes : béret, baguette, camembert (ou bouteille de rouge).
Et bien, ce berger n’existe plus que sur les cartes postales ou les musées. Il appartient à un passé fantasmé mais qu’on peut dater : avant la loi du 19 juin 1857 relative à l'assainissement et à la mise en culture des Landes de Gascogne. Pour simplifier, il s’agit de faire de la lande, une terre pauvre où l’agriculture est limitée et difficile, une terre riche, grâce au pin, une des rares espèces adaptées au milieu, déjà utilisée pour fixer les dunes. La multiplication des plantations de pin, afin de récolter la résine, va entraîner la fin d’un mode de vie très ancien mais inadapté aux progrès scientifiques et industriels qui bouleversent la France.
C’est ce monde que Félix Arnaudin a tenté, autant que possible, de sauvegarder, accomplissant sans le savoir, une œuvre de folkloriste et d’ethnologue, ses travaux ne se limitant pas à la photographie, ce qui nous intéresse ici, mais également aux chants, aux patois, aux traditions et savoir-faire. Ses œuvres complètes comprennent 8 tomes et un index général. Un John Lomax à la landaise. Voilà ce que nous donne à voir cet album : la vie des hommes, quelque part dans des coins perdus et plats, loin de Biscarrosse ou Arcachon. Le travail d’une vie.
Arnaudin n’est pas aussi connu que Cartier-Bresson mais son travail ne doit pas être hâtivement qualifié de « régionaliste ». En effet, même si, cas rare mais pas exceptionnel, Arnaudin fait de son sujet exclusif un lieu unique, la Grande-Lande, soit les cantons de Sabres, Pissos, Sore et Labrit, son approche passionnée, personnelle, subjective, et sa relative imperméabilité aux théories picturales ou graphiques de son époque, l’aspect vernaculaire de son sujet, son travail tend à l’intemporalité, quelque part entre la photo documentaire (qui tend à plus d’objectivité) et l’ethnographie. Arnaudin est un photographe direct, même si la notion n’existait pas à l’époque.
Né en 1844, décédé en 1921, il commence la photographie en autodidacte en 1874. Ce « possédé de la lande », comme il se définit lui-même, est né dans une famille qui attend de lui qu’il reprenne le flambeau de l’exploitation du pin. Arnaudin a senti avant tout le monde le déclin de son univers familier. Il cesse toute activité professionnelle pour se consacrer à son projet de sauvegarde du patrimoine landais. Cette attitude n’est comprise ni par sa famille, ni par les gens de son milieu. Déclassé, il est de plus amoureux d’une fille de maison, ce qui n’est pas vraiment conforme aux mœurs.
Que voit-on dans cet album ? La lande, encore et toujours, plate et immense, seuls quelques pins venant parfois rompre ce paysage de bruyères. Car Arnaudin a une motivation toute personnelle : nier le présent, magnifier le passé, ce passé qu’il voit s’effriter petit à petit. Curieusement, les marais, qui étaient nombreux, sont absents.
On y voit l’habitat rural tel qu’il existait alors, soit un découpage particulier en quartiers, parfois très éloignés des bourgs auxquels ils sont rattachés. Le quartier comprend un élément caractéristique des Landes : l’airial, une longue et large pelouse sur laquelle sont plantés chênes, châtaigniers, arbres fruitiers et sur laquelle circulent librement hommes et bêtes. Quelques bâtiments viennent délimiter l’airial : la maison du maître, les maisons des métayers, la bergerie, l’étable, les maisons de certains corps de métiers (tisserand, berger…), la plus pauvre de toute étant celle du brassier, qui, comme son nom l’indique si l’on y prend garde, désigne celui qui n’a que ses bras pour travailler. Il ne possède rien. Un prolétaire rural.
On y voit des gens, des paysans qui ont tenu à revêtir leurs habits du dimanche pour l’occasion. Leurs regards sont grave. La modestie n’empêche pas une certaine fierté. On y voit des maisons aux murs de torchis et à auvent, des poulaillers perchés, histoire de faire la nique au goupil. On y voit des sarcleuses, des fileuses et des bergers. On y voit une humanité simple et travailleuse quasiment autarcique. On y voit une image d’Epinal des Landes.
Le projet d’Arnaudin étant totalement personnel, il ne s’agit pas d’une commande d’éditeur ou d’un quelconque ministère, et hors de toute théorie, il ne faut pas y voir une vision nationaliste. En effet, Arnaudin ne fait que prendre en photo ce qu’il aime. Aucun ouvrage ne paraitra de son vivant. Il ne cherche donc pas à faire la publicité d’un mode de vie rustique et laborieux contre un autre qui serait citadin et paresseux, ou landais contre les autres régions. Il dit simplement « voici ce que j’aime », ce qui n’empêche pas une capacité à choisir le cadre qu’il veut mettre en avant, à repérer les lieux, à travailler son sujet.
Pour compléter la lecture de cet album, je vous conseille la visite de l’éco-musée de Marquèze, ancien quartier de la ville de Sabres. Vous y accéderez par la gare de Sabre et un voyage de 10 minutes dans un train à deux wagons aux bancs en bois étonnamment confortables (mais pas au début). Au bout de ce périple dans ce brinquebalant train rescapé d’une ancienne ligne de chemin de fer dont les rails n’ont pas de traverse, passez rapidement l’accueil et l’espace pique-nique et entrez sur l’airial. Vous pourrez vous rafraichir l’estaquet, croiser les 3 bœufs du musée, dont 1 vraiment balèze, découvrir les divers artisans et tenter de reconstituer les mots mystère d’Aliénor d’Aquitaine, perdue dans la lande.
Gardariou lou brebious !