Entretiens de André Breton

Entretiens de André Breton

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances , Sciences humaines et exactes => Critiques et histoire littéraire , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 4 mars 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Le surréalisme raconté par André Breton dans une suite d'entretiens avec différents journalistes (principalement André Parinaud) : une lecture passionnante et essentielle pour qui s'intéresse à la littérature du 20ème siècle

Dans les années 50, les chaînes radio n’étaient pas pléthoriques mais la faiblesse de l’offre avait le mérité « d’imposer » aux auditeurs des émissions dont la qualité est aujourd’hui inimaginable… Ainsi, en répondant aux questions d’André Parinaud qui, avec une justesse remarquable, s’efforce de faire parler son interlocuteur sans chercher à lui voler la vedette, André Breton a pu raconter au grand public, en seize émissions radiophoniques, l’histoire mouvementée du mouvement surréaliste, sans rien cacher de ses contradictions et des crises qui l’ont ébranlé. La retranscription de ces entretiens est complétée d’interviews accordées à différents journaux, parfois très engagées ou très incisives, qui permettent de connaître le point de vue d’André Breton, homme d’une immense curiosité et d’une vaste culture, sur des sujets très variés.

Ces entretiens sont passionnants car André Breton n’esquive pas les questions difficiles : ses réponses sont franches et d’une grande clarté. Néanmoins, le style est si littéraire qu’il est évident qu’André Breton (comme l’atteste, sur les extraits qu’on peut trouver sur youtube, une intonation compassée qui fait un peu penser à la manière dont Nabokov fut « interviewé » par Bernard Pivot) a rédigé des réponses à des questions qui lui furent fournies préalablement à l’enregistrement.

Le récit d’André Breton est chronologique ; il dévoile la genèse du surréalisme et ses prémisses philosophiques qui font du mouvement, bien au-delà d’une pure mouvance artistique, une tentative de concilier les besoins de la vie intérieure avec les exigences de la justice sociale. Tout comme « Arcane 17 », « Entretiens » martèle que le surréalisme résulte directement de la confrontation de quelques hommes à la sensibilité exacerbée, qui se sont connus sous l’uniforme (Breton, Aragon et Soupault étaient étudiants en médecine), avec les horreurs de la 1ère guerre mondiale qui a consacré l’impasse dans laquelle s’était fourvoyée la civilisation occidentale. Avant la guerre, Breton est un poète s’inscrivant dans la lignée du post-symbolisme ; le livre contient d’ailleurs un poème de jeunesse d’André Breton, un sonnet en alexandrins rimés inspiré de Mallarmé. Breton assume parfaitement d’avoir admiré Paul Valéry (dont il assimilait le silence qui suivit la publication de « La soirée avec M. Teste » à celui de Rimbaud) et d’avoir fréquenté les poètes hermétiques musicalistes mais la guerre a tout bouleversé. En tant qu’étudiant psychiatre, il découvre la folie dans laquelle basculent les soldats ébranlés par la violence des combats, qui lui révèle des pans obscurs de la psyché humaine et l’incite à se plonger dans la psychanalyse freudienne. Il est par ailleurs fasciné par l’attitude de Jacques Vaché, un jeune écrivain soldat qui revendique haut et fort son indépendance et sa volonté de désertion dans les espaces intérieurs. L’intransigeance libertaire de Jacques Vaché a fortement influencé André Breton qui confesse que, sans cette rencontre, il serait sans doute resté un poète littéraire et ne serait pas devenu surréaliste…

Dans la bouche d’André Breton, le surréalisme apparaît clairement comme une tentative de libération de tout ce qui est caché et enfoui dans les profondeurs de l’âme, à quoi visent le recours à l’écriture automatique sous transe hypnotique (Breton souligne l’extraordinaire éloquence de Robert Desnos durant ces séances, auxquelles il devint d’ailleurs « accroc ») et une volonté permanente de confrontation, qui tourne fréquemment au conflit physique ou au scandale (comme lors du repas organisé en l’hommage de Saint Pol Roux, qui avait cru possible de réunir ses amis de différentes générations), avec les partisans du bon goût ou des valeurs établies, qu’elles soient morales ou patriotiques. Claudel, qui ne se prive pas non plus de les insulter, est l'une des cibles favorites des surréalistes. Breton assume très vite, en tant qu’homme méthodique et organisé, d’être le chef d’un groupe dont il veut préserver la cohérence et la pureté d’attachement à un idéal. Pour cette raison, il va se montrer d’une extrême intransigeance avec tous ceux qui acceptent de se compromettre politiquement ou artistiquement, ce qui conduira à des exclusions radicales. Par exemple, du jour au lendemain, Breton rompra tout contact avec Aragon, qui a rallié le parti communiste (à la suite de son voyage en URSS qui résulte plus d’un concours de circonstance que d’une démarche volontaire) puis avec Eluard, après qu'il a publié ses poèmes dans des journaux bourgeois… De même, André Breton prend très au sérieux le combat qu’il mène au nom du surréalisme et supporte de moins en moins les bouffonneries dadaïstes, auxquelles il accepte pourtant de collaborer (organisation théâtrales, etc.) malgré l’indigence des moyens matériels. Breton se brouille avec Tzara mais garde des liens forts avec Marcel Duchamp, qu’il tient en immense estime.

Les relations avec le parti communiste sont un thème important des entretiens. André Breton veut contribuer à la révolution sociale mais il souhaite préserver son indépendance (difficile à conserver car elle suppose des revenus ou des soutiens financiers que les surréalistes n’ont pas) et refuse d’être enrôlé intellectuellement par un parti qui muselle de l’intérieur toutes les voix dissonantes. André Breton manifeste une culture philosophique et une lucidité politique admirables, que je méconnaissais. Les communistes et les surréalistes se vouent une méfiance réciproque, qui vire parfois au pugilat ou au drame (Breton attribue certains suicides de ses proches à une crise de désespoir provoquée par la pression des communistes staliniens). Le voyage d’André Breton au Mexique (en fait, Breton déclare avec humilité que ses difficultés pécuniaires l’ont conduit à solliciter l’aide du gouvernement français, qui lui a confié l’organisation d’une mission culturelle et d'un cycle de conférences) lui permet de rencontrer Diego Rivera et Trotski, dont la personnalité le fascine, même si Breton déclare que Trotski ne comprend rien aux artistes ! Les procès de Moscou, la haine des staliniens envers Trotski et les « vrais » surréalistes, le rapprochement de l’URSS avec l’Allemagne nazie qui culmine dans les premiers temps de la seconde guerre mondiale conduisent Breton à exécrer publiquement Staline et la civilisation occidentale dans son ensemble. Il recherche de nouveaux symboles de liberté, qu’il découvre dans les civilisations dites primitives (il s’intéresse attentivement aux sociétés africaines et amérindiennes, au vaudou qu’il découvre à Haïti, etc.) ou dans des figures oubliées, comme Charles Fourier qu’il célèbre avec emphase.

Outre la récupération politique, Breton se méfie, paradoxalement, de l'engouement des artistes et du public pour le surréalisme. Il condamne notamment la manière dont Dali commercialise ses œuvres mais, surtout, il dénonce la spéculation des éditeurs et des collectionneurs ainsi que l’imitation servile des artistes qui se contentent d’adopter des postures et n’ont pas compris, au-delà d’une contestation d’affichage, l’essence libertaire du surréalisme et son attachement au réalisme magique. Le discours d’André Breton est parfois un peu confus car la démarcation n’est pas toujours très compréhensible entre le « vrai » surréalisme et ses épigones… Par ailleurs, André Breton cite des auteurs et des philosophes, avec lesquels il affiche une proximité amicale ou intellectuelle alors que ses propos reflètent son incompréhension des fondements de leur démarche. Par exemple, en réponse à des questions insistantes d’André Parinaud (pour un autre entretien paru dans la revue Arts), Breton affiche son mépris de la recherche fondamentale en physique au nom de sa condamnation du rationalisme occidental mais revendique son intérêt pour la nouvelle philosophie non-cartésienne de Stéphane Lupasco alors que celle-ci est issue de son étude des catégories quantiques admettant la possibilité du « réel potentiel ».

Les entretiens sont également riches en anecdotes, très révélatrices de la personnalité des poètes surréalistes (y compris, en creux, de celle d’André Breton qui s’est montré intransigeant envers les autres mais également envers lui-même) et souvent amusantes. Breton évoque notamment le concours de circonstance qui a conduit Aragon à voyager en URSS (en accompagnant un ami qui avait urgemment besoin de s’éloigner de la France suite à une lettre d’insultes envoyée au major de promotion de Saint-Cyr) puis à adhérer au PC ; il évoque également Jacques Doucet, dont il fut le bibliothécaire et le conseiller artistique. Breton l’incita à acheter des tableaux surréalistes (dont certaines toiles maîtresses) mais Jacques Doucet, à rebours de son image de mécène achetant sans compter, se montrait parfois assez pingre. Par exemple, quand André Breton lui recommanda d’acheter, pour 500 francs, une toile d’André Masson représentant 5 vases, Jacques Doucet demanda à Breton d’obtenir de Masson qu’il lui peigne le même tableau avec 3 vases pour l’acheter 300 francs ! Jacques Doucet congédia André Breton et Aragon à la suite de leur violente dispute avec Paul Claudel, qui ne volait pas très haut (en caricaturant à peine, Paul Claudel traitait les surréalistes de « pédés » et les surréalistes traitaient Claudel de « vieux con »).

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