Le piegeur de jours
de Arnaud Delcorte

critiqué par Kinbote, le 11 janvier 2017
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Matière noire
Le piégeur de jours raconte à la première personne le parcours d’un réfugié africain des années 90 à nos jours, de Kigali à Bruxelles en passant par l’Egypte, l’Algérie et la France.

C’est d’abord à Bruxelles qu’on le découvre dans ses activités de subsistance au quotidien, survivant dans la marge, sans reconnaissance. Quelqu’un qu’on ne prend pas en compte, qu’on ne voit pas, noir dans le noir, anodin. Puis on suivra à rebours sa vie en Afrique, les conditions de son départ, son voyage jusqu’en Belgique…

Le récit est ponctué par des épisodes d’un conte africain, quelques vignettes d’un livre de dessins.

Aucun point de suspension, une ponctuation discrète, une écriture âpre mais belle, sans fioriture mais non sans poésie et qui fait la part belle à la violence, donne à ce récit toute sa force, sa nécessité d’être.

Un premier roman fulgurant où on sent l’auteur de plain-pied avec son personnage, comme s’il avait vécu les événements narrés, ressenti au plus profond les mêmes affects.

Arnaud Delcorte évite les deux pièges de ce genre de récit, une écriture trop poétique, allégorique (ce qu’il laisse au périple de Rutegaminsi), trop intériorisée, ou une narration qui donnerait dans l’apitoiement, une compassion extrême par un compte-rendu basé sur les malheurs traversés, un texte à débat scolaire ou à conférence...
Pas d’apitoiement, le narrateur n’en a pas le temps, confronté qu’il est à la rudesse du monde et aux nécessités de la survie, et c’est ce qui fait la force de cette première incursion dans l’écriture romanesque. Pas d’apitoiement donc, car le narrateur ne se vit pas comme pitoyable, mais porteur d’une singularité propre, d’un projet pour lui-même, d’une fierté, même si elle n’est pas formulée en ces termes.

Dans un court chapitre, on nous parle de la matière noire, « trame invisible mais massivement présente de l’univers » qui demeure inexplorée et inconnaissable. On pense inévitablement à l’Homme Noir, le réfugié qu’on ne voit pas et, au-delà, au visage d’autrui, du passant…

« C’est curieux comme on croit connaître les gens. Sans jamais vraiment les connaître. On capte leur visage, leur nom, la calligraphie bleutée des veines sur le dos de leurs mains ou plus rarement sur leurs tempes. Des cartes vues de pays lointains qu’on aimerait découvrir. Des mirages. Parfois je me dis qu’il n’y pas de connaissance possible… »

Une nouvelle voie toute tracée pour Arnaud Delcorte dans le genre romanesque qu’il vient d’emprunter avec bonheur et singularité en se frottant à un sujet difficile, à la mesure de son écriture, et qu’il ne cessera sans doute plus de fouler à l’avenir.