Arthur Rimbaud
de Jean-Jacques Lefrère

critiqué par Luka, le 10 janvier 2017
( - 64 ans)


La note:  étoiles
Une incroyable enquête
Voilà, je sors de deux mois passés à savourer, chaque matin au petit déjeuner et en quelques moments de libres, la lecture de cette énième biographie d'Arthur Rimbaud, certainement la plus complète et la plus rigoureuse. Le volume de 1200 pages dont de nombreuses illustrations très émouvantes dans leur rapport au texte, doit peser ses 3 kilos et n'est pas du genre à trimballer dans le bus ou à la plage !!!

Et je reste donc sous le coup de ces longues ultimes pages consacrées à sa lente agonie, ce dernier voyage depuis le Harar jusqu'à l'hôpital de la Conception à Marseille où il s'est littéralement éteint le 10 novembre 1891, en repassant par Aden et son bourg ardennais de Roche. La patience et le dévouement de sa sœur Isabelle, la description sans fard de sa souffrance et de son désespoir, ces derniers clins d’œil au hasard et à la postérité... j'ai terminé cette lecture plus rimbaldien que jamais.
Et je me dis que si la mort a mis si longtemps à venir à bout de l'infatigable poète et négociant, c'est qu'il était effectivement dépositaire d'une puissance de vie -- incluant l'intelligence absolue -- démesurée, qui s'était manifestée dès ses plus jeunes affirmations. Le plus étonnant de ces 37 années et 21 jours d'insatisfaction chronique et d'agacements, piquetés de quelques fulgurances littéraires et hédonistes, est qu'on ait pu en conserver autant de preuves, de traces et de témoignages. Les allusions à ce qui a été perdu (en particulier La chasse spirituelle et les Veilleurs) sont d'autant plus douloureuses. Et le grand talent de Jean-Jacques Lefrère est d'avoir su exploiter tous ces matériaux pour nous restituer la cohérence et l'objectivité du personnage, son ontologie dirait Michel Onfray, sans jamais ouvrir la porte à une quelconque sorte d'identification, de sa part ou de la nôtre.

Cet ouvrage est bien évidemment avant tout destiné aux passionnés de Rimbaud qui y retrouveront, décortiquées avec une incroyable précision, les grandes lignes du parcours d'Arthur (les prix de composition, les relations à ses potes et professeurs, l'ombre maternelle, les révolutions post adolescentes sur l'orbite verlainienne, les fuites au long cours, et enfin ce long, immense et raisonné épuisement de tous les sens dans une débauche marchande sur les bords de la mer Rouge), les mots, les images, extraits de ses œuvres ou de sa correspondance, que chacun a juxtaposé à son intimité, son obstination à tout déprécier... ou tout sublimer, mettre hors de portée... exigence pathologique, messianique... L'homme aux semelles de vent, plus insaisissable que jamais...

Et forcément, cette immersion, ce retour à mes propres errements puis errances métaphysiques, cette communion renouée avec le magicien de la poésie, celle qui doit être en avant, le voyant infaillible, de l'immanent et du corrompu, s'est complu autant que la wi-fi le permette aujourd'hui à surfer sur cette vague qu'un môme de 16 ans a soulevée en 1871, et sur laquelle roulent depuis les misères emportées par des bateaux ivres. Les Assis ou Les poètes de 7 ans par Léo Ferré, la traversée de Zeilah à Entotto sur Google Earth... rimbaldisme. L'indispensable référence, ou antiréférence, Paterne Berrichon est téléchargeable gratuitement en ligne sur gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France. Et c'est lui qui m'a finalement donné la définition qui libère le mieux Arthur Rimbaud de son mythe pour l'imaginer vraiment génial, artisan convaincu d'une sociabilité honnête, multiplicateur de progrès, lorsque le beau-frère évoque son " ton goguenard et pince-sans-rire, d’un déchirement si spécial ", résumant les private jokes épistolaires du trio formé avec Verlaine et Delahaye comme les souvenirs de rigolades conservés par ses amis d'Afrique, et aussi par Isabelle, lorsque A. R. les embarquait à brûle-pourpoint dans ses fantaisies improbables.

Je suis maintenant impatient d'enchaîner avec la lecture de La vie prolongée d'Arthur Rimbaud de Thierry Beinstingel. La vague....