Physique et Philosophie
de Werner Heisenberg

critiqué par Eric Eliès, le 26 décembre 2016
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un ouvrage essentiel qui interroge les implications philosophiques de la recherche scientifique (notamment en mécanique quantique) et ses conséquences civilisationnelles sur le développement de l'humanité
Heisenberg est l’un des plus brillants théoriciens de la mécanique quantique, qu’il a contribué à créer avec Niels Bohr et Erwin Schrödinger. Ce livre, écrit en 1961, est consacré à l’impact de la théorie quantique sur nos certitudes ontologiques relatives à la matière, à l’espace et au temps et aux difficultés philosophiques soulevées par l’interprétation de Copenhague. Cet essai, parfaitement accessible au grand public et d’une très grande modestie (Heisenberg n’évoque jamais sa contribution directe qui fut pourtant essentielle à l’élaboration de la théorie), démontre la vaste culture philosophique et épistémologique d’Heisenberg, qui se montre très attaché à l’héritage classique légué par les Grecs anciens et à la possibilité de concilier la pensée scientifique moderne avec les concepts véhiculés par le langage ordinaire. Heisenberg ne fut pas qu’un théoricien génial de la physique quantique ; il s’est véritablement interrogé sur le développement historique de la pensée scientifique et sur ses implications civilisationnelles.

Le livre commence, dans un court premier chapitre, par un double constat : l’évidence du pouvoir destructeur de l'arme atomique a doté la science d’un immense poids politique et la science moderne, en bouleversant notre compréhension de la matière et de l’univers, ébranle nos concepts philosophiques et nos convictions religieuses. Toute la suite de l’ouvrage confronte la théorie quantique avec les autres théories, philosophiques et scientifiques, qui sont révolutionnées par ce changement de paradigme. J’en ai écrit une longue recension, qu’il n’est pas possible de mettre sur le site, mais dont je vous présente ci-dessous les points essentiels :

Chapitre 2
: Historique de la théorie des quanta
Heisenberg développe, en détail mais avec une grande clarté (et avec une grande modestie !), la genèse de la théorie quantique qui s’est faite par étapes à partir de l’étude du rayonnement du corps noir (qui a conduit Planck et Einstein à émettre l’hypothèse que le photon est porteur d’un quantum d’énergie proportionnel à sa fréquence) puis de l’atome, dont la stabilité ne pouvait être expliquée par le modèle « planétaire » proposé par Rutherford (avec des électrons tournant autour du noyau). En 1913, Bohr, en appliquant la proposition de Plank sur les quanta, put démontrer que l’atome n’existait que sous des états stationnaires discontinus et que son état normal de stabilité était son état de plus basse énergie. La théorie quantique était née et fut rapidement affinée, notamment par Louis de Broglie, par une double description, à la fois ondulatoire et corpusculaire, dont les contradictions apparentes furent résolues lors de la conférence de Copenhague au printemps 1927, avec la proposition du principe d’incertitude (signifiant l’impossibilité de connaître simultanément avec précision la quantité de mouvement et la position d’une particule) et celle du principe de complémentarité, selon lequel "la description ondulatoire et la description corpusculaire sont deux descriptions complémentaires de la même réalité". L’interprétation de Copenhague fut ardemment discutée (notamment par Einstein) à la conférence Solvay tenue à l’automne 1927 à Bruxelles mais elle fit la preuve de sa cohérence et de sa robustesse.

Chapitre 3
: L'interprétation de Copenhague
Heisenberg explique en détail la signification et les implications de l’école de Copenhague, en soulignant qu’elle est née d’un paradoxe, "à savoir que nous décrivons nos expériences en termes de physique classique, tout en sachant en même temps que ces concepts ne s’adaptent pas parfaitement à la Nature". Ne serait-ce que parce qu’elle est modelée par notre manière de penser le monde, la science est subjective. Heisenberg affirme avec insistance que "ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi mais la Nature exposée à notre méthode d’investigation. En physique, notre travail consiste à poser des questions concernant la Nature dans le langage que nous possédons et à essayer de tirer d’une expérience une réponse grâce aux moyens dont nous disposons". Il n’y a plus de séparation nette entre le phénomène étudié et le processus expérimental pour l’observer. A cette occasion, Heisenberg pose la question fondamentale de la recherche scientifique : "serait-il vrai que ne peuvent se produire dans la Nature que les seules situations expérimentales pouvant s’exprimer par le formalisme mathématique ?" (autrement dit : y-a-t-il dans la Nature des phénomènes susceptibles d’échapper à toute modélisation mathématique ?)
Nota personnel : la science manque d’hommes capables aujourd’hui de se confronter à cette question qui interroge à la fois les limites des sciences expérimentales et des mathématiques – je me permets de citer Etienne Klein (à qui j'ai eu le privilège de pouvoir directement poser cette question en marge d'une conférence organisée il y a quelques années à Issy les Moulineaux) et Arthur Koestler qui, avec des approches très différentes mais toutes deux caractérisées par une très grande ouverture d'esprit, ont réfléchi sur ce problème essentiel.

Chapitre 4
: La théorie quantique et les racines de la science atomique
L’atome fut, avant tout, le concept central du matérialisme philosophique de Leucippe et Démocrite. Il découle des réflexions des philosophes grecs présocratiques sur la Matière, l’Etre et le Devenir, initiées au 6ème siècle avant JC par Thalès. Heisenberg souligne le foisonnement intellectuel qui a agité la Grèce en présentant successivement les théories d’Anaximandre (postulant l’existence d’une substance fondamentale inconnue des hommes, infinie et sans âge, qui se transforme pour donner naissance à toutes les substances connues), d’Héraclite d’Ephèse (qui introduisit l’idée d’une harmonie dynamique fondée sur la lutte permanente des contraires) puis d’Empédocle (supposant l’existence de quatre éléments fondamentaux - l’eau, la terre, l’air, le feu - et de deux principes d’action antagonistes - l’amour et la haine - qui provoquent leur mélange ou leur séparation). L’étape décisive vers la théorie atomiste est accomplie par Anaxagore, qui considère l’existence d’une variété infinie de « grains » infiniment petits partout présents mais dans des proportions variables qui définissent la nature des choses. Leucippe et Démocrite, utilisant les concepts de leurs prédécesseurs, définirent l’atome comme la plus petite unité de matière (éternelle et insécable) dont le mouvement est permis par le Vide, qui n’est pas le néant mais l’espace qui permet de faire varier la géométrie et la cinématique des atomes. Démocrite était purement matérialiste, au contraire de Platon qui le détestait. Pour Platon, influencé par les pythagoriciens, l’entité fondamentale n’est pas l’atome (Platon en considère cinq types correspondant aux formes géométriques régulières) mais le concept mathématique qui sous-tend son existence.
L’atome de la philosophie grecque pourrait s’apparenter à une des particules élémentaires mais, dans la physique moderne, les particules élémentaires sont beaucoup plus abstraites car, en vertu de leur double nature, elles n’ont qu’une possibilité d’existence et ne sont pas éternelles : elles peuvent être annihilées et redevenir énergie. C’est en fait l’énergie qui, dans la science contemporaine, présente les caractéristiques d’une substance fondamentale dont le formalisme mathématique peut faire écho aux croyances des pythagoriciens. Néanmoins, malgré leurs similitudes, les conclusions de la science moderne et les intuitions des philosophes grecs diffèrent fortement. La science moderne possède une base bien plus solide, conférée par son approche empirique de confrontation permanente au réel. La pertinence des assertions philosophiques des Grecs anciens démontre simplement l’acuité de l’intelligence humaine quand elle cherche à ordonner sa connaissance ordinaire de la Nature.

Chapitre 5
: Le développement des idées philosophiques depuis Descartes
C’est Platon qui, avec le mythe de la caverne, a introduit l’idée d’une vérité cachée derrière les apparences sensibles. La quête de cette vérité cachée a alimenté la ferveur religieuse et obnubilé toute la réflexion philosophique. Ce n’est qu’à la Renaissance que notre regard sur le monde s’est à nouveau porté vers la Nature, accompagnant un nouveau courant philosophique inspiré par René Descartes qui cherchait, par la pratique du doute systématique, une base solide sur laquelle fonder ses convictions. Il va ainsi aboutir à une distinction totale entre le Moi et le Monde, où Dieu apparaît comme le seul point de convergence. Dès lors, la philosophie et la science se sont scindées en prenant respectivement pour objet la « res cogitans » et la « res extensa ». Cette séparation a permis, en concentrant la théologie sur la relation entre Moi et Dieu, de libérer les sciences expérimentales des disputes théologiques. Les bénéfices de cette nouvelle approche ont été immenses (mécanique newtonienne, etc.). Néanmoins, elle a généré, pour préserver les spécificités de l’homme au sein du vivant (où animaux et plantes sont considérés comme des mécanismes), une théorie très artificielle du libre-arbitre et provoqué une scission entre l’homme et le monde, qui continue à imprégner les esprits. En fait, le réalisme métaphysique de Descartes s’est mué en deux philosophies distinctes : l’école empiriste (Locke, Berlekey et Hume), qui déclare que toute connaissance est issue de l’expérience sensible, et le réalisme dogmatique, qui considère que toute connaissance sur le monde peut être rendue objective et indépendante de nos sens (ce qui était la position défendue par Einstein pour contester l’interprétation de Copenhague).
Emmanuel Kant a tenté, dans « Critique de la raison pure », de concilier la pensée cartésienne et la pensée empiriste en distinguant la connaissance empirique (déductive de l’expérience) et la connaissance a priori, qui se présente à nous sous forme d’intuitions pures (par exemple, notre conception du temps et de l’espace, ainsi que le principe de causalité). Or la science moderne a révélé des propriétés non intuitives de l’espace-temps et la mécanique quantique ne contient plus le principe de causalité ; en conséquence, la définition de Kant sur la connaissance a priori n’est plus valable sauf en tant que postulat conventionnel représentant notre façon de penser, même si son applicabilité au réel est très limitée. Heisenberg évoque brièvement Konrad Lorentz, qui estime possible que ces notions a priori soient des catégories innées assimilables à une forme d’instinct.

Chapitre 6
: Rapports entre la théorie quantique et les autres sciences expérimentales
La cohérence et la suffisance mathématiques des lois mécaniques de Newton ont modelé, pendant deux siècles, l’approche scientifique dont l’objectif était simplement d’étendre leur champ d’application à de nouveaux domaines (astronomie, mécanique des fluides, électricité et magnétisme, thermodynamique, etc.). Maxwell puis Einstein, en s’intéressant aux variations du champ de force plutôt qu’aux particules sur lesquelles la force s’exerçait, démontrèrent que les champs disposaient d’une réalité indépendante de la matière (démontrant l’inanité du concept d’éther). La Relativité révéla également les propriétés inconnues et inattendues de l’espace-temps. Cette situation a démontré que le progrès scientifique ne pouvait s’obtenir par la généralisation de lois connues et qu’il fallait parfois définir de nouveaux concepts pour étudier des phénomènes nouveaux. Toutes les sciences expérimentales sont peu à peu englobées par la physique. La chimie, qui était autrefois nettement séparée de la physique, a totalement fusionné avec la physique quantique, qui a donné une explication atomique aux concepts de valence, de solubilité, etc. La biologie suit une même tendance, avec une propension à relier les phénomènes biologiques à des lois physiques et chimiques. Néanmoins, les organismes vivants présentent une stabilité spécifique qui exige la prise en compte d’autres facteurs. Si on prend également en compte les phénomènes psychiques et psychologiques, il ne fait aucun doute que les lois physico-chimiques s'avèreront insuffisantes car, dans le processus de l’étude de ces phénomènes, l’esprit est à la fois objet et sujet. En fait, le développement de la science moderne s’effectue dans le sens d’une subjectivisation croissante où le langage scientifique s’apparente à un ensemble de règles formelles telles qu’on le retrouve également dans les disciplines artistiques (notamment en musique). Heisenberg insiste sur les similitudes entre les deux démarches : "Les deux processus, celui de la science et celui de l’art, ne sont pas très différents. Science et art forment à eux deux, au cours des siècles, un langage humain avec lequel nous pouvons parler des parties les plus dissimulées de la réalité ; et les ensembles cohérents des concepts, comme les différents styles d’art, sont des mots ou groupes de mots de ce langage".

Chapitre 7
: Théorie de la relativité
La Relativité découle de la découverte, par Maxwell, de la nature électromagnétique de la lumière, dont les ondes peuvent se propager dans le vide. Einstein formula en 1905 une conception de l’espace-temps, s’appuyant sur une distinction proposée par Lorentz entre le temps réel et le temps apparent, qui rendait inutile le concept d’éther au prix d’un bouleversement radical des concepts d’espace et de temps, dont notre compréhension intuitive n’est qu’une idéalisation… En mécanique classique, le passé et le futur sont séparés par un intervalle de temps infiniment court, qui s’appelle le présent ; en mécanique relativiste, l’intervalle entre le passé (en tant que somme des évènements produits que nous pouvons connaître) et le futur (en tant que somme des évènements sur lesquels nous pouvons théoriquement influer) a une épaisseur dans l'espace-temps et un même évènement peut simultanément faire partie du passé ou du présent ou du futur d’observateurs différents. Une autre conséquence essentielle de la théorie est l’équivalence, expérimentalement démontrée par les collisions de particules, entre l’énergie et la masse. En 1916, Einstein a proposé une très importante extension de sa théorie, dont la pierre angulaire est le lien entre l’inertie et la gravité. Dans la Relativité générale, Einstein postule que les forces de gravitation, étant assimilables à l’inertie de masse, résultent, de la même façon que les forces d’inertie, des propriétés de l’espace, qui est lui-même influencé par les masses. La théorie utilise le modèle mathématique de la géométrie de Riemann et balaye toutes les évidences intuitives, pour la plupart héritées de la Grèce antique, sur la géométrie euclidienne ainsi que notre croyance en un univers stable et éternel. A ce titre, la Relativité a ressuscité le questionnement (Aristote, Saint-Augustin, etc.) sur la nature et l’origine du temps et de l’espace. Heisenberg ne prend pas partie entre les défenseurs de l’univers stationnaire et ceux d’un univers en expansion ; il se contente de dire que la théorie de la Relativité semble indiquer que l’univers a eu un commencement (nota : Heisenberg évoque un âge de 4 milliards d’années, ce qui est une valeur ne tenant pas compte des corrections effectuées à la fin des années 50 sur la détermination de la constante de Hubble). En revanche, il insiste fortement sur l’importance de la révolution conceptuelle de la Relativité, qui a préparé les esprits à la révolution conceptuelle de la mécanique quantique.

Chapitre 8
: Critiques de l’interprétation de Copenhague :
La révolution conceptuelle de la mécanique quantique a suscité de nombreuses controverses et tentatives de réfutation, qui expriment essentiellement un désaccord sur la philosophie de la théorie, qu’ils essayent de rattacher au matérialisme ontologique par diverses contrepropositions syntaxiques ou conceptuelles : variables cachées (Bohm, Weizel, etc.) liées à l’histoire du système considéré ; interprétation statistique (Bopp et Fenyes) refusant la symétrie onde/corpuscule ; etc. En fait, toutes ces propositions s’apparentes à des réactions conservatrices motivées l’espoir de découvrir de nouveaux paramètres permettant de restaurer les anciennes conceptions. Blochinzev et Alexandrov ont validé la pertinence de la théorie mais ont émis d’âpres réserves philosophiques pour, en citant Lénine (nota : la citation est assez grandiose dans l’art de la récupération intellectuelle et dans l’art de la prestidigitation pour glisser le matérialisme dialectique là où il n’y a rien à y faire !) sauver le matérialisme ontologique en tant qu’argument du matérialisme dialectique. Néanmoins, l’argument est pertinent car il porte sur la place donnée à l’observateur dans le dispositif expérimental. Janossy a attaqué la théorie sur le même angle en reprochant que la réduction de la fonction d’onde, opérée par le système d’observation, ne se déduise pas du formalisme mathématique de la théorie. Les critiques formulées par Schrödinger sont plus franchement iconoclastes car il considère que la réalité est intrinsèquement ondulatoire et que les ondes reflètent donc la réalité et non des probabilités. Enfin, Einstein considère que l’interprétation de Copenhague s’applique parfaitement aux processus expérimentaux mais qu’elle ne clôt pas le débat : selon lui, il n’est pas envisageable d’admettre que les états entre deux mesures sont simplement « possibles » ; la théorie doit être complétée pour permettre de décrire ce qui se passe entre deux mesures et tenir compte de la présence d’un monde réel qui existerait, inchangé, même s’il n’y avait aucun observateur. En fait, pour Heisenberg, l’ambiguïté de la critique d’Einstein réside dans l’équivocité du langage ordinaire car la réalité est un concept du langage courant qui n’a plus de sens en physique atomique. Heisenberg conclut en évoquant l’attitude du scientifique envers ses croyances (sans distinguer entre philosophie ou religion) : il doit, idéalement, être prêt à accepter que ses croyances soient remises en cause par l’expérience ; néanmoins, en tant qu’homme imprégné par une culture et faisant partie d’une société dont la stabilité exige une adaptation progressive, le scientifique est souvent un homme à la vérité double, qui tait ses convictions personnelles pour préserver l’ordre social.
Nota : d'une manière peut-être un peu trop commode, Heisenberg expose ses réponses aux critiques mineures et omet de traiter les attaques de fond de Schrödinger et d'Einstein qui furent présentées, postérieurement à la convention de Copenhague, sous forme de paradoxes. Par exemple, il n'évoque pas le chat de Schrödinger, qui peut se retrouver dans un état ni vivant ni mort (paradoxe longuement présenté par Schrödinger lui-même dans un essai que j'ai référencé sur CL) ni le fameux paradoxe EPR (proposé par Einstein) sur les conséquences de l'intrication quantique.

Chapitre 9
: Structure de la matière
Le concept de matière a connu une forte évolution au cours de l’histoire. Initialement associée aux éléments fondamentaux, elle a été conceptualisée par Aristote en tant que « potentia », i.e. comme un principe dont la possibilité de parvenir au réel exige l’incarnation dans une forme. Pour Aristote, l’exemple typique du lien entre matière et forme est le processus d’auto-élaboration du vivant. Contrairement à la philosophie grecque, qui considérait que la matière est mue par une sorte d’élan vital, les philosophes de la Renaissance ont pensé la matière de manière négative par opposition avec l’esprit. Au XIXème siècle, ce dualisme s’est enrichi d’une opposition entre force et matière, considérée comme l’objet d’application des forces. La science moderne, via l’équivalence entre la masse et l’énergie et le couplage entre particule élémentaire et champ de force, a rendu caduque ces oppositions.
L’étude de la structure de la matière fut d’abord l’affaire des chimistes, qui opérèrent une classification des éléments (cf tableau périodique) en nommant atome la plus petite unité de matière de l’élément considéré. Au début du XIXème siècle, on découvrit que les masses des atomes semblaient être les multiples d’une unité fondamentale proche de l’atome d’hydrogène. L’étude de la radioactivité conduisit à distinguer, dans l’atome, le noyau et les couches électroniques qui peuvent interagir avec celles d’autres atomes pour constituer des liaisons moléculaires. Puis on a découvert que la matière atomique était constituée de trois briques élémentaires : le neutron, le proton et l’électron. Les expériences de collision (dans les premiers cyclotrons) ont mis en évidence l’existence d’autres particules élémentaires très instables et ont révélé la complète mutabilité de la matière à partir de l’énergie, qui présente une grande analogie avec le concept aristotélicien de « potentia ». Néanmoins, la modélisation de la matière et de son comportement achoppe sur la mise en cohérence, aux très hautes énergies, de la Relativité (qui délimite avec une précision infinie, via l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière, la zone de simultanéité deux évènements) et de la mécanique quantique (qui repose sur le principe d’incertitude). En fait, les deux théories reposent chacune sur une constante universelle (vitesse de la lumière et quantum d’action) or un système complet doit reposer sur trois constantes ; une théorie complète, dont les formes de la matière seront les solutions mathématiques, devra nécessairement intégrer une nouvelle constante. Certains indices laissent penser qu’il pourrait s’agir d’une unité de longueur (nota : l'ordre de grandeur donné par Plank est très supérieur à celui considéré actuellement, par calcul à partir de « c » et du temps de Planck).

Chapitre 10
: Langage et réalité
Les découvertes scientifiques ont toujours des répercussions politiques, philosophiques et religieuses, avivées par l’impossibilité d’exprimer des concepts nouveaux dans un langage formaté par son usage conventionnel. Le formalisme mathématique est un bon support d’explication mais il n’est pas accessible au grand public ; en outre, les scientifiques eux-mêmes ont besoin des mots pour échanger et confronter leurs idées. La problématique de l’influence du langage sur notre acceptation des concepts a été une préoccupation des philosophes grecs depuis Socrate. Cette réflexion a conduit, chez Aristote, à l’élaboration d’une logique formelle qui constitue la base du langage scientifique. Néanmoins, le formalisme logique peut conduire à un appauvrissement de la capacité d’expression du langage, qui offre de très nombreux procédés et associations signifiantes. Pour cette raison, les poètes peuvent parfois accéder à une capacité d’évocation plus claire que le langage mathématique. Ici, Heisenberg cite une longue diatribe de Méphistophélès dans Faust mais souligne que [i"]en science expérimentale, les concepts des lois générales doivent être définis avec une précision complète, et cela ne peut se faire qu’à l’aide d’abstractions mathématiques" en raison de l’imprécision des concepts du langage ordinaire, qui est par ailleurs progressivement enrichi de mots nouveaux permettant une assimilation des concepts nouveaux.
La mécanique quantique et la Relativité ont constitué des bombes conceptuelles dont la radicalité n’avait pas d’appui dans le langage ordinaire et suscitait donc aucune compréhension intuitive ; pire, elles allaient à l’encontre du bon sens porté par l’usage conventionnel des concepts de causalité, de géométrie, d’espace et de temps. Néanmoins, certains avaient déjà eu l’intuition d’une géométrie non euclidienne dans le monde réel (Heisenberg cite l’exemple de Gauss,) et avaient déjà préparé le chemin de la Relativité. En revanche, l’impossibilité pour la théorie quantique de proposer une description de l’atome dans le langage ordinaire n’a pu être surmontée. Le vocabulaire de la théorie quantique est resté, à l’initiative de Bohr, volontairement flou car cette situation, qui permet la compréhension globale et la génération d’images mentales, est acceptable : pour Heisenberg, elle nous place vis-à-vis du monde dans la même situation qu’un spectateur écoutant un morceau de musique sans en connaître la partition. Heisenberg présente également les tentatives (Birkhoff, Neumann, Weizsäcker) pour reformuler la logique sur les bases de la théorie quantique, en modifiant le principe du tiers exclu (qui stipule que A ou Ā est vraie) par l’introduction d’un concept de « degré de vérité » représentant les propositions indéterminées. La logique classique serait alors un « a priori » de la logique quantique, de même que la physique classique est un « a priori » de la physique quantique où seuls les phénomènes sont réels au sens ordinaire : les particules elles-mêmes ne sont pas réelles et appartiennent à un monde de potentialités.

Chapitre 11
: Rôle de la physique moderne dans l’évolution de la pensée humaine
Les découvertes scientifiques ébranlent les croyances anciennes et génèrent des inventions techniques qui modifient nos modes de vie. Leur diffusion planétaire provoque une multiplication des points de rencontre avec différents courants de pensée (notamment en Asie), ce qui pourrait s’avérer extrêmement fécond. Néanmoins, le résultat le plus visible de cette évolution est, hélas, la course aux armes nucléaires. Les scientifiques doivent aujourd’hui assumer des responsabilités morales, d’autant qu’ils sont souvent invités à s’exprimer publiquement pour la défense de la paix (ce qu’Heisenberg juge inutile tant qu’on parle de paix sans en préciser les conditions). En fait, pour Heisenberg, la plus grande contribution de la science à la paix mondiale réside dans la coopération internationale pour le partage d’investissements coûteux (construction d’accélérateurs, etc.) et la confrontation des idées dans le cadre d’un dialogue fondé sur la recherche de la vérité (selon les critères de la méthodologie expérimentale définie depuis le XVIème siècle) et non sur la défense d’intérêts particuliers ou de thèses idéologiques. L’Eglise chrétienne a cherché à lutter contre le développement des sciences expérimentales en décrétant qu’une attention excessive portée au monde matériel détournait l’homme des valeurs essentielles mais les avantages technologiques apportés par les sciences expérimentales ont fait basculer l’humanité dans un matérialisme pragmatique et utilitaire en opposition franche, voire hostile, avec les concepts traditionnels hérités de la religion. Cette rigidité excessive a été sapée par les découvertes de la science moderne, qui a bousculé toutes les certitudes et démontré le danger d’une application aveugle des concepts précis de la physique à d’autres domaines (chimie, biologie, etc.) ; ce faisant, la science moderne a permis la réhabilitation de concepts de la pensée traditionnelle qui paraissaient surannés (l’âme, Dieu, etc.). La pénétration rapide de la science moderne dans les sociétés traditionnelles non européennes est également un signe de sa plus grande tolérance aux concepts non-scientifiques et de sa capacité à fusionner avec les concepts du langage ordinaire. En fait, le caractère flou des concepts du langage ordinaire, dont la pertinence a été validée au cours des siècles, lui confère une plus grande souplesse d’adaptation au réel que les concepts abstraits et idéalisés du vocabulaire scientifique. Par exemple, les cultures asiatiques, qui n’ont pas subi le matérialisme naïf européen, semblent plus aptes, en s'appuyant sur leurs concepts traditionnels, à assimiler les paradoxes apparents de la théorie quantique. Heisenberg conclut en évoquant que la diffusion planétaire de la science moderne peut favoriser l’émergence, à l’échelle planétaire, d’un processus d’unification philosophique et contribuer, à moyen terme, à l’apaisement des relations entre les différentes communautés humaines.

Nota 1 : à la fin du livre, Heinsenberg évoque la responsabilité morale des scientifiques mais, et c’est dommage, il ne revient pas sur son attitude personnelle pendant la seconde guerre mondiale. En effet, Heisenberg est directement à l’origine de la fameuse lettre d’Einstein adressée à Roosevelt pour lancer le projet de développement de l’arme nucléaire car l’implication d’Heisenberg dans les travaux de recherche menés par l’Allemagne nazie fut la cause de la très grande inquiétude des physiciens de premier plan (Einstein, Bohr, etc.) qui avaient fui l’Europe pour se réfugier aux Etats-Unis… Le rôle exact et la motivation réelle d’Heisenberg, qui justifiait sa collaboration avec le gouvernement nazi par sa fidélité patriotique à l’Allemagne, n’ont pu être clairement démontrés mais les ambiguïtés de son attitude permettent de subodorer sa réelle allégeance au régime nazi.

Nota 2 : la postface correspond en fait à la préface de l'édition américaine dans la collection "Perspectives mondiales". Elle est, à la fois, très belle et très ambitieuse, portée par un désir oecuménique de transcender les catégories de spécialisation et les barrières idéologiques pour œuvrer à l'émergence d'une conscience mondiale en communion avec l'univers.