Jean-Christophe
de Romain Rolland

critiqué par Cyclo, le 18 décembre 2016
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
un chef-d’œuvre trop peu lu aujourd'hui
Romain Rolland obtint le prix Nobel il y a exactement cent ans. Comme il habitait en Suisse et qu'il n'était pas le bienvenu en France, où ses articles pacifistes (il fut, avec Stefan Zweig, un des rares intellectuels européens, à se vouloir au-dessus de la haine) lui valaient la haine féroce de tous les va-t-en guerre, il en distribua le montant à la Croix-rouge suisse et à des association de prisonniers.

"Jean-Christophe" est un roman gigantesque, un roman-fleuve, qui parut de 1904 à 1912 en dix volumes, dans les "Cahiers de la quinzaine" de Péguy. Il raconte la vie d’un musicien allemand imaginaire qui se révolte contre les traditions de son pays, gagne la France, où l’amitié d’Olivier Jeannin lui permet de gagner la sérénité. C’est un roman musical, une immense symphonie, "l’histoire d’une vie, de la naissance à la mort. C’est le monde vu du cœur d’un héros comme centre".

Essayons de le résumer :

1 Jean-Christophe Krafft naît dans une modeste famille de musiciens allemands d’origine flamande, au bord du Rhin, ("le grondement du fleuve monte derrière la maison"). Son père est un musicien raté, alcoolique, sa mère se bat contre la misère. Christophe s’éveille à la vie et découvre la musique en tapant sur un piano (l'Aube).
2 Il passe vite pour un jeune prodige et devient à quinze ans le maître de chapelle de la cour dans sa petite principauté. Il est déçu par ses premières amitiés (Otto) et amours (il doit renoncer à Minna, à cause de sa pauvreté) (le Matin).
3 Christophe perd la foi, connaît l’amour sublime avec Sabine, puis découvre la sensualité avec Ada (l’Adolescent).
4 Il ne supporte pas le conformisme moral, politique et esthétique de son pays, ses compositions musicales sont incomprises, il est trop franc et est chassé par le grand-duc, puis il doit quitter le pays à la suite d’une rixe (la Révolte).
5 Mais Paris le déçoit par les intrigues du milieu artistique et la corruption des mœurs, et il se brouille avec tout le monde (la Foire sur la place).
6 Enfin, il se lie d’une amitié passionnée avec un Français, Olivier Jeannin, dont il avait rencontré la sœur Antoinette en Allemagne (Antoinette).
7 Ils s’installent ensemble, et Olivier lui montre une France plus positive. Ses œuvres commencent à être jouées avec succès, quand sa mère meurt (Dans la maison).
8 Mais Olivier se marie. C’est un échec, sa femme le quitte, le laissant seul avec un enfant. Jean-Christophe retrouve de son côté Grazia, une Italienne, avec qui il lie une amitié magnifique (les Amies).
9 Il devient un compositeur célèbre. Olivier, qui est devenu proche des révolutionnaires, est tué lors d‘une émeute. Christophe, recherché par la police, doit de nouveau s’expatrier : il fuit en Suisse, où il a une aventure amoureuse, puis redécouvre la foi (le Buisson ardent).
10 Revenu à Paris, Christophe retrouve Grazia, marie le fils d’Olivier à la fille de Grazia, et, bercé par "la divine musique", il approche de la mort en imaginant une dernière symphonie (la Nouvelle Journée).

Grand roman européen, roman d’éducation (à l’image des Bildungsroman allemands), roman initiatique, roman réaliste tout autant qu’idéaliste (sans doute un mélange des genres que d’aucuns lui reprochent), vaste poème musical en prose, "Jean-Christophe" exprime et propage la foi de l‘auteur dans la fraternité humaine : "Frères rapprochons-nous, oublions ce qui nous sépare, ne songeons qu’à la misère commune où nous sommes confondus ! Il n’y a pas d’ennemis, il n’y a pas de méchants, il n’y a que des misérables ; et le seul bonheur durable est de nous comprendre mutuellement pour nous aimer". C’est donc d’une certaine façon un livre militant (un gros mot aujourd’hui).
Le héros, romantique (on peut reconnaître Beethoven en filigrane) est une grande âme, qui recherche "le don absolu de soi et la plénitude de l’être". Mais il est clairement défini dans "L’adolescent" : "Un héros, c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas". Le personnage principal reste largement adolescent (d’où son succès mondial ; de nombreux jeunes de tous pays écrivaient à Romain Rolland, en lui disant : "Jean-Christophe, c’est moi !"), naïf, fougueux, franc, injuste envers les autorités établies ("il faut oser faire table rase de toutes les admirations et de tous les respects appris"), et finit par tisser le lien d’humanité qu’appelle de ses vœux l‘auteur.
En romancier omniscient, Romain Rolland trace un destin complet, dans tous ses détails véristes, mais il laisse toujours les portes ouvertes. L’existence du héros apparaît comme un apprentissage permanent, et c’est sans doute ce qui lui assure sa pérennité, en dépit de son ancrage dans une réalité, celle de la fin du XIXème siècle et du début du XXème, qui ne disent peut-être plus grand-chose aux jeunes d’aujourd’hui. Chaque personnage est un individu qui a toutes les apparences de la réalité, mais assure aussi une fonction symbolique, voire allégorique (ainsi, Antoinette, la sœur d’Olivier, est la figure du sacrifice), ce qui fait toute la richesse de ce livre prodigieux, pourtant souvent absent des librairies actuelles et, pire encore, des bibliothèques publiques.

C'est un roman que j'avais lu dans ma jeunesse, je l'ai repris et relu avec la même passion juvénile (comme quoi ne devient "vieux" que qui le veut !) en 2008 pour écrire un article sur Romain Rolland dans une revue "amie", et donc j'en reproduis ici mon analyse. J'ai été effaré en effet de ne pas trouver ce très grand livre, par la taille et par le contenu, chroniqué sur le site.
Roman d'un individu certes, mais aussi de toute la société, et aussi roman de l'Europe, avec d'une certaine façon, le fleuve Rhin comme fil conducteur. Extraordinairement facile à lire, c'est un des grands romans de l'adolescence. On peut sans doute, et beaucoup de critiques ne s’en sont pas privés (certains même font des gorges chaudes quand ils évoquent "Jean-Christophe", eux qui n’ont jamais écrit rien de valable), trouver un peu courte la conception de l’écriture de Romain Rolland : "Parler pour être compris ! Compris, non pas d’un groupe de délicats, mais par des milliers, par les plus simples, par les plus humbles !" C’est tellement éloigné des idées littéraires en cours qu’un de ses commentateurs a pu noter qu’il fut "sans doute le seul écrivain français à ressentir une répulsion insurmontable pour l’esprit de Paris".
J'étais le mois dernier à un colloque Romain Rolland à la Sorbonne et à la BNF: il y a des "rollandistes" dans le monde entier, on eut droit à une communication faite par un Japonais. Lors de mon premier voyage en Pologne en 1974, la grand-mère de mon ami relisait ce livre formidable en français pour ne pas oublier cette langue qu'elle avait apprise dans sa jeunesse. Panaït Istrati, le Roumain, apprit le français en lisant Rousseau et ce livre fabuleux, qui reste un véritable enchantement.
Comme il est dans le domaine public depuis deux ans, il existe aussi en e-book, et je l'ai enregistré sur ma liseuse pour un futur voyage au long cours.
Encore un écrivain français de très haute stature oublié par la Bibliothèque de la Pléiade !