L'enracinement
de Simone Weil

critiqué par Eric Eliès, le 7 décembre 2016
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une philosophie exigeante, parfois presque intransigeante, proclamant, au coeur des ténèbres de la seconde guerre mondiale, une obligation de solidarité universelle entre les hommes
Simone Weil, née en 1909 et disparue en 1943, n’a connu dans sa vie qu’un monde en guerre ou se préparant à la guerre… Malgré sa mort précoce, elle a eu le temps de produire une œuvre philosophique singulière, qui réalise une sorte de synthèse flamboyante entre le communisme et le christianisme, forgée dans le feu des conflits qui ont ravagé l’Europe…

" L’enracinement ", qui donne son titre à l’ouvrage, est l’autre nom de la solidarité quand elle prend racine dans un terreau d’hommes, attachés à une nation comme dans une maison commune. Pour Simone Weil, les hommes ont un besoin vital, pour s’épanouir, de prendre racine dans une communauté, forte d’une culture et d’une histoire, et de tisser des liens fraternels avec les autres hommes et avec le monde. Cette solidarité est bien plus qu’un élan ; elle est une obligation universelle qui s’impose à tous les hommes, qui ont le devoir de veiller sur autrui comme sur un frère. De cette obligation, et uniquement d’elle (et non pas de dispositions légales), découlent les droits fondamentaux de l’homme à réclamer des conditions de vie matérielles décentes (logement, repas, vêtements, etc.) et, également, le respect de sa dignité d’être humain libre de penser et de s’exprimer. Le travail est, pour Simone Weil, une notion essentielle car c’est par le travail que l’homme contribue à la communauté et fortifie le lien qui l’unit à elle. Or le capitalisme a dévoyé le travail en le transformant en simple rouage de la chaîne de production de richesse et lui a ôté toute valeur humaine, provoquant un profond déracinement.

Simone Weil affirme clairement ses sympathies communistes (notamment quand elle évoque les mouvements de grève) mais elle n’est pas dogmatique. Au contraire, elle reproche aux marxistes d’avoir été trop soucieux de pureté idéologique et d'internationale révolutionnaire. Car vouloir faire table rase du passé provoque un autre déracinement, aussi profond que celui engendré par le capitalisme, qui transforme la nation, arrachée à ses racines et coupée de son histoire, en organisation. Pour cette raison, Simon Weil se montre très critique envers le concept même de révolution et souligne les conséquences néfastes de la Révolution française, qui a inventé l’Etat moderne et donné naissance au Léviathan du totalitarisme...

Ce double déracinement a sapé les fondements de la nation française. La solidarité issue de la première guerre mondiale n’a été qu’un feu de paille, qui a révélé la vacuité du sacrifice des hommes morts dans les tranchées de la première guerre mondiale. Le communisme a échoué à instaurer une société fraternelle car, en négligeant l’importance du sentiment d’attachement à la nation et du lien avec la terre, il a opposé l’ouvrier et le paysan. Le paysan est aujourd’hui une double victime, méprisée à la fois par le capitalisme et par le communisme. Ces multiples fractures ont provoqué l’effondrement rapide de la France lors de la 2ème deuxième guerre mondiale car les jeunes hommes, avec sous les yeux l’exemple de leurs pères sacrifiés en vain, n’avaient aucun idéal pour lequel se battre et consentir à mourir.

Les démocraties ont subi l’assaut victorieux des fascismes. Pour Simone Weil, le triomphe des fascismes s’explique par le contexte intellectuel en Europe : tous les manuels d’histoire célèbrent les conquérants (Rome, etc.) et les créateurs d’empire et nous louons les mérites des grands hommes qui laissent dans l’Histoire une trace indélébile. En définitive, les fascistes ne font qu’assumer pleinement nos fantasmes latents et les démocrates ne sont pas légitimes pour condamner les rêves de gloire d’Hitler, qui sont aussi les nôtres. Pour Simone Weil, Hitler a déjà atteint son principal objectif : qu’il perde ou gagne la guerre, sa place dans l’Histoire est à jamais assurée... Elle n’hésite pas à affirmer qu’Hitler est un génie capable de percer la psychologie des hommes mais que, perverti par la société dans laquelle il a grandi et rongé par la frustration qui a nourri son désir de revanche, son génie n’a pas trouvé d’autre exutoire qu’un rêve de gloire et de conquête, qu’il a su utiliser pour embraser les foules en anticipant leurs désirs secrets. Simone Weil se montre ici d’une très grande intransigeance envers les politiciens démocrates des années 30, qu’elle considère comme des sortes de fascistes refoulés n’osant pas assumer les pleines conséquences de leurs ambitions personnelles. Il n'y a pas les bons et les méchants : c'est toute la société qui est viciée. Vaincre Hitler est impératif (elle enjoint les Français de tout faire pour développer des liens fraternels avec les Anglais, qui seront nos sauveurs) mais ce ne sera pas suffisant pour éradiquer le fascisme ; si nous ne transformons pas nos idéaux et ne refondons pas la société future sur de nouvelles valeurs issues de notre obligation de solidarité universelle, Hitler suscitera, dans les générations futures, des épigones fascinés par son aura de chef de guerre...

Simone Weil évoque alors longuement sa croyance en Dieu. En ces temps d’épreuve qui ébranlent la foi et alimentent le nihilisme, Weil affirme l’existence d’un ordre supérieur, qui nous englobe, où tout fait sens sous réserve d’en accepter la nécessité. Simplement, nous ne pouvons plus avoir une foi puérile en un Dieu personnel qui nous observerait depuis les cieux et distribuerait les bons et les mauvais points. Dieu se révèle dans la nécessité de tout ce qui est, qui peut nous sembler bien ou mal mais qu’il nous faut apprendre à accepter paisiblement… La foi chrétienne de Simone Weil est très éloignée du dogme et ne s’appuie pas sur l’Eglise ; c’est une foi de consentement et de dévotion, envers et contre toutes les apparences, à l’harmonie du cosmos. Il me semble retrouver, dans cette position, les échos d’une mystique qui identifie Dieu et l’univers et cherche la révélation dans la contemplation du monde, ce qui constitue par ailleurs une des sources de la plus haute poésie...