Tuer un enfant
de Stig Dagerman

critiqué par Cyclo, le 3 décembre 2016
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
un très grand auteur, très noir
Attention, il y a des auteurs qu’on ne lit pas de gaieté de cœur, mais parce qu’ils sont nécessaires, parce qu’on a besoin d’eux, comme a besoin de manger, de se soigner, d’aimer... Et ce sont souvent les plus grands, ceux qui nous éloignent du divertissement factice, qui nous entraînent aux frontières de nos nuits et de notre angoisse d’exister, qui ne nous donnent aucune solution, mais nous disent : voilà les êtres humains, je te les présente dans leur nudité, leur faiblesse et leur force, leurs joies et leurs peines, afin que mes œuvres t’aident, s’il se peut, à devenir plus humain. Parmi eux, il y a Stig Dagerman, le Suédois, qui n’a pas connu ses parents et fut élevé par ses grands-parents déjà très âgés (ils moururent pendant son adolescence) ; il publia quelques livres et se suicida à trente et un ans. Un écorché vif et un formidable écrivain, si on accepte de regarder notre monde en face, et la tragédie de l’existence.

Dans les nouvelles réunies dans "Tuer un enfant", si la plus longue raconte l’histoire d’un alcoolique ("Où est mon chandail islandais ?"), la majorité rapporte des histoires d’enfant, d’enfant malheureux souvent ; je crois que chacun d’entre nous peut s’y retrouver, car l’enfance n’est pas un vert paradis, elle est souvent le centre de toute la souffrance du monde.

Aussi peut-on s’évader de ces souffrances par l’imagination tel dans "Les jeux de la nuit" Åke, le petit garçon qui, le soir, s’amuse à imaginer qu’il devient invisible et peut ainsi s’inventer une vie idéale dans l’obscurité, afin d’oublier l’absence et l’alcoolisme du père et de provoquer "l'apaisement final". Dans "La surprise", Åke (est-ce le même ?), convié à l'anniversaire du grand-père par une lettre qui bouleverse sa mère, enregistre un poème pour son grand-père. Mais ce dernier, ayant toujours vécu dans la dureté de la vie quotidienne, et sans doute incapable d’accepter un tel signal d’amour, enivré par la fête, l’alcool et le jeu de cartes, fait fi de cet amour familial et rejette le cadeau en ne reconnaissant même pas la voix de l'enfant : "Tu ne pourrais pas lui couper le caquet à ce sacré machin !" Åke doit éteindre le phonographe, il est définitivement blessé par ce rejet : "Ses yeux s'embuèrent, et tous les visages rouges et ivres qui l'entouraient se mirent à briller comme de la tôle".

"Dans la maison de grand-mère" est sans doute plus directement autobiographique et tourne autour du silence dans lequel résonnent les souffrances de l’humanité. Dans "Les mémoires d’un enfant", il dresse le portrait de son grand-père, extraordinairement dur à la tâche : "Avec le recul, souvent je me dis qu’à cette époque il devait être comme le poète aux prises avec une matière rebelle et sachant qu’en fait cela ne vaut peut-être pas toute la peine qu’il se donne, mais que néanmoins c’est nécessaire, au nom du travail, au nom de la poésie". Et celui de la grand-mère, toujours accueillante aux vagabonds : "Elle possédait quelque chose de très rare : le courage d’exprimer son affection. Lorsque je fus un peu plus âgé et que j’eus plus de discernement, c’est elle qui me fit comprendre d’une façon définitive quelle grande qualité peut être la bonté quand elle n’est empreinte d’aucune hypocrisie, sentimentalité, ni suffisance".

Quant à "Tuer un enfant", histoire qui lui fut commandée par l’Association pour la sécurité routière, sa brièveté en fait tout le prix. En trois-quatre pages, on voit le double destin tragique, celui de la petite fille que la mère envoie chercher du sucre chez les voisins d’en face et qui doit donc traverser la route, et celui du conducteur de l’automobile, si content de son bonheur (il emmène sa femme à la mer) : la rencontre de ces deux personnages qui ne se connaissent pas se fera par la violence du choc, l’auto tuant la petite fille, et détruisant aussi la vie du conducteur. Dans "Ouvre la porte, Rickard !", une jeune femme en souffrance s’enferme à clé dans sa chambre, tandis que son insouciant mari a emmené des amis, hommes et femmes, à la maison : "À quel degré de solitude dois-je atteindre pour que quelqu’un l’observe enfin et vienne à mon secours ?" Enfin, "Où est mon chandail islandais ?" est une nouvelle très noire sur l’alcoolisme d’un homme venu enterrer son père. Déjà il s’était saoulé pour l’enterrement de sa mère, mais au moins, il avait son père pour le consoler. Maintenant, il n’a plus personne.

Rien ne peut restreindre le pessimisme de l'auteur : "La face d’un homme, c’est comme une poignée de porte. Ne serait-ce qu’une simple poignée de baraque, elle doit ressembler à une poignée de porte de banque ou de restaurant. Elle doit toujours se montrer digne, d’une dignité de cuivre, et c’est le devoir d’une femme d’astiquer chaque jour cette dignité pour lui faire retrouver son éclat sous les taches de lâcheté et de désespoir". Il écrit aussi : "Il est des gens qui ne font rien pour être aimés et qui le sont pourtant. On peut constater que les gens vraiment pauvres ont de la peine à se faire aimer". Ailleurs, il dénonce le drame de la pauvreté qui contraint Åke à ne pas montrer l'amour qu'il a pour sa mère : "Le lendemain, elle vint l’attendre devant la grille à la sortie de l’école. Comme tous les enfants pauvres, il avait honte de sa mère et fit d’abord semblant de ne pas la voir".

Pourtant, il s'accorde à placer l'imagination au-dessus de tout, comme baume à la vie : "L’imagination créatrice s’éveille très tôt chez l’enfant. Enfant, on "imagine" toujours. Mais c’est une habitude que l’on perd en général par la suite. Aussi l’art de devenir écrivain consiste-t-il, entre autres, à ne pas laisser la vie, les hommes ou l’argent vous faire rompre avec cette habitude".

Un très grand livre.