Beltenebros
de Antonio Muñoz Molina

critiqué par Jules, le 4 avril 2004
(Bruxelles - 79 ans)


La note:  étoiles
Une histoire terrible, un style fulgurant !
Voici le second livre de Munoz Molina publié en 2004.

Voyons tout d’abord l’histoire. Darman vit à Brighton, en Angleterre, où il exerce la tranquille profession de vendeur de livres anciens et de gravures. Il vit seul dans une maison typiquement anglaise, tout aussi tranquille et apaisante que sa boutique. Mais tout n’est pas aussi simple ! Darman est en fait le « capitaine Darman » de l’ex-armée républicaine espagnole. Il a fui le pays, sur ordre, lors de la défaite pour se rendre en Angleterre.

Nous comprenons de suite qu’il n’a pas réellement déposé les armes et qu’il sert toujours la cause républicaine. En effet, en Espagne une terrible épuration sévit depuis la fin de la guerre civile. Darman, grâce à son métier à toutes les raisons de voyager à travers l’Europe, y compris en Espagne, sans trop attirer l’attention. Il transportera donc des valises à différents endroits d’Europe, sans savoir ce qu’elles contiennent, suite à des instructions qu’il reçoit de temps à autres par de simples cartes postales aux textes codés.

Mais Darman nous est soudain aussi décrit comme un terrible tueur, adroit et sans pitié pour les traîtres à la cause. Et il y en a !… Nous découvrons qu’il en a déjà exécuté un quelques années plus tôt et que la mission qui l’amène à Madrid cette fois-ci est du même genre.

Mais rien ne sera aussi simple qu’il l’avait pensé et le passé va refaire surface de la façon la plus surprenante au cours de cette mission. Qui est Walter ? Quelle est cette jeune femme au nom de Rebeca Osario qui semble un véritable sosie de la Rebeca Osario que Darman avait connue presque vingt ans plus tôt ? Qui est vraiment Andrade ? Qui est Ugarte le commissaire à la sécurité dont personne n’a jamais vu le visage et qui ne torture jamais directement lui-même.

Le passé va profondément troubler Darman dans sa mission tant il est palpable et pesant.

Que dire de ce livre ? La critique en est difficile ! La première centaine de pages est assez difficile, car on ne voit pas très bien où l’on va, ni qui est qui. On passe de Brighton à Florence et de Florence à Madrid, mais tout cela comme si nous vivions un rêve, rien ne semble très réel.

Ce n’est qu’après que les différentes pièces du puzzle vont commencer à se mettre en place, mais nous mettrons encore un bon bout de temps à trouver l’issue logique de l’histoire.
Si le premier tiers du livre est ardu, le second l’est beaucoup moins et le troisième devient terriblement passionnant ! Et il faudra les dernières lignes pour tout comprendre !

C’est avec son style fulgurant que Munoz Molina nous transporte tout au long de cette aventure. Sa capacité à nous décrire un personnage en quelques lignes est saisissante :

« Il riait très fort, maintenant une verticalité d’ivrogne impassible, raide sur son tabouret, balançant dans le vide ses jambes trop courtes. Il se caressait le menton avec l’onction d’un confesseur sacrilège. Il était gorgé de cognac et de mots désordonnés qui jaillissaient de la fente charnue de ses lèvres en bave inépuisable. Il rayonnait d’orgueil, il exultait de pouvoir connaître et corrompre les illusions d’autrui, il était ravi de ses chaussures en daim et de son costume, il dissimulait de plus en plus mal l’étrange torsion de son corps, de sa tête coincée entre ses deux épaules. Il proclamait en buvant, par des gestes vifs, son intention de ne pas abuser du cognac et son bon plaisir d’en boire encore sans être terrassé par l’ivresse. Il étudiait ma présence et mes habits entre deux battements de paupières rapaces, comme s’il calculait à toute vitesse leur prix et l’éventualité d’emporter des dépouilles. En parlant, les muscles de son visage s’agitaient comme le museau d’un rat. »
Mais je dirais que durant le premier tiers du livre, j’ai eu le sentiment que Munoz Molina jouait un peu trop de son écriture et allait trop loin et trop longtemps analyser les moindres sentiments et sensations de Darman. Au niveau du style et des idées, c’est superbe, mais cela se fait un peu au détriment de la poursuite de l’histoire.

Mais c’est indiscutablement un très bon livre !…
Ténébreux et beau 9 étoiles

« J’étais venu à Madrid pour tuer un homme que je n’avais jamais vu. » Telle est la première phrase du roman d’Antonio Muñoz Molina « Beltenebros ». Darman, le narrateur, fait parti d’une organisation. Il est chargé d’éliminer un traître.
Darman va-t-il trouver le traître ? Et si le traître n’était pas celui que l’on croit ?

Tout comme Orson Welles dans le film de Carol Reed « Le troisième homme », le traître reste insaisissable, comme irréel. Entre le film et le livre mêmes jeux d’ombres, décors factices, rythme subtil, perspectives obliques. La Vienne d’après guerre encore en ruine a fait place au Madrid de Franco où les ruines sont dans les cœurs.
Darman est un héros solitaire hors du réel à la recherche d’un homme, à la recherche de son passé.

Dans Beltenebros les abimes ne sont jamais loin : « Tout près du rivage, la mer avait déjà l’aspect des abysses avides de naufrages et, les soirs de brume, elle prenait cette teinte grise qui, paraît-il, pousse au suicide. »
Molina nous embarque dans un dédale de jeux d’ombres aux effluves humides, sensation d’asphyxie, densité caligineuse.

Le suspens est maîtrisé de la première à la dernière page, le style est d’une beauté lumineuse : « Au-dessus des toits, aussi irréel et proche qu’un mirage, le dôme de la cathédrale émettait une blancheur presque phosphorescente. »

Ravenbac - Reims - 58 ans - 22 novembre 2010


Oublier le futur 9 étoiles

Je crois qu’on reconnaît un très grand écrivain à l’univers qu’il sait créer et que nous retrouvons de livre en livre. On pourrait citer Stendhal ou Balzac, Tolstoï ou Faulkner. Munoz Molina est de ceux là et « Beltenebros » en est, pour moi, une nouvelle évidence. Son évocation du passé exhumé n’est pas sans rappeler l’ambiance du « Royaume des voix » ; l’Universal Cinéma où se déroule une grande partie du récit fait penser parfois à l’atmosphère d’ « Un hiver à Lisbonne » ; Rebeca Osorio, la vraie et la fausse, ne ressemblent-elles pas par leur mystère à la Bianca de « En l’absence de Bianca » ou à « Carlotta Fainberg » ; le Madrid de ce roman renvoie à celui, lugubre et glacé, de « Sous le sceau du secret » ; la mémoire et le passé se reflètent comme dans « Beatus Ile ».

Aussi ai-je eu grand plaisir à rentrer lentement, presque langoureusement si le sujet n’était si dramatique, dans ce roman fantastique et brutal, sentimental et inexorable, me laissant promener par l’auteur qui, on le sent, prend, c’est manifeste, un immense plaisir à écrire. Une écriture lente, très déliée mais sans aucune facilité ou nonchalance qui nous procure un immense plaisir à lire.

J’ai aimé ce livre pour son histoire, bien sûr, alliage du passé et du présent qui oublie le futur, tant ces personnages sont trop marqués par leur histoire ancienne pour imaginer un futur autre que celui de toujours revenir sur les pas déjà faits. « Les effets de l’amour ou de la tendresse sont fugitifs, mais ceux de l’erreur, ceux d’une seule erreur, n’ont pas de fin. » Mais peut-être est-ce pour ces portraits extrêmement divers, fouillés et riches que j’ai surtout aimé ce roman. Beltenebros, mystérieux et sinistre, Rebeca femme totale que la mort rendra folle, l’autre Rebeca revenue de tout et qui, pourtant, va se lier à un homme « à qui elle n’avait pourtant jamais parlé, par un sentiment moins impitoyable que l’amour mais aussi perfide : une commisération instinctive et réciproque devant la détresse infinie dans laquelle ils vivaient tous les deux », cette Rebeca qui va être le fil rouge de cette histoire entre un Darman, exécutant qui ne veut rien savoir privé depuis longtemps de « l’habitude du désespoir » et un Andrade traître ou innocent d’amour, allez savoir !

Beltenebros est un thriller mais bien davantage c’est le récit, comme souvent chez Munoz Molina, d’une quête d’identité et c’est surtout un roman d’une infinie beauté.

Jlc - - 80 ans - 27 mai 2007


Un tueur froid et mystérieux 8 étoiles

Antonio Muñoz Molina signe un thriller palpitant dans lequel tout semble soigneusement calculé et ordonné de manière méticuleuse... jusqu'au grain de sable qui enraie toute la mécanique. Ce tueur pour lequel on prépare tout, qu'on prend en charge et suit pas à pas semble irréel, voire inhumain. Darman est pourtant un tueur, un homme payé pour exécuter des cibles sans états d'âme. Il faut qu'il croise le chemin d'une femme pour que son sang se rebelle.

Il faut un petit moment pour accrocher au récit. Muñoz Molina nous promène pendant quelques dizaines de pages, de ville en ville, sur les traces de son tueur, qu'on n'aime pas franchement mais qu'on n'arrive pas non plus à détester. Cet homme semble inexistant, un pantin que l'auteur agite au gré de ses envies.
Puis l'histoire bascule, la plume de l'auteur s'envole et nous entraîne sur un parcours chaotique et mystérieux, provoquant d'incessants aller-retour entre passé et présent, nous permettant de comprendre, indice après indice, le véritable fil conducteur de l'histoire.
Ce n'est pas uniquement un roman d'action, c'est aussi une brillante exploration psychologique des personnages.

Sahkti - Genève - 50 ans - 27 août 2004