Le livre proscrit de Cécile de Tormay

Le livre proscrit de Cécile de Tormay
(Bujdosó könyv)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances , Sciences humaines et exactes => Histoire

Critiqué par Eric Eliès, le 13 novembre 2016 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 6 étoiles
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Un témoignage saisissant sur la révolution communiste de 1919 en Hongrie, par une écrivaine hongroise dont la dénonciation des crimes commis par les bolchéviques illustre l'antisémitisme ambiant des années 20

Ce livre de Cécile de Tormay, écrivain qui fut célèbre dans son pays dans les années 20/30 (elle fut même pressentie parmi les lauréats possibles du prix Nobel), offre un témoignage saisissant sur l’effondrement, vu de l’intérieur, de la Hongrie après la 1ère guerre mondiale et la révolution communiste qui, en 1919, a accompagné et accéléré la chute des institutions politiques. Malgré son indéniable intérêt (d’ailleurs plus historique que littéraire), ce livre ne sera sans doute jamais réédité en raison d'un antisémitisme viscéral qui rend sa lecture parfois assez pénible. En effet, Cécile de Tormay, qui est une patriote traditionaliste et exècre les communistes hongrois dont elle veut dénoncer la traîtrise, assimile l’internationale révolutionnaire communiste à une manifestation de la volonté des juifs de dominer le monde. Analysant les révolutions survenues en Russie, en Allemagne et en Hongrie, elle écrit :

Si grandes sont les différences spécifiques entre les trois peuples, que la mystérieuse similitude des évènements ne peut tenir à des analogies de race, mais seulement au travail d’une race vivant chez les autres sans s’y mêler. Parmi les nations modernes à courte mémoire, le peuple juif est le dernier représentant de l’antique civilisation orientale. Héritier des traditions bibliques, il appelle ardemment l’heure où se réaliseront les grandes calamités prophétisées depuis tant de siècles. Qu’on le méprise ou qu’on le redoute, il reste l’éternel étranger. Il vient sans être appelé, et même lorsqu’on le chasse, il demeure. Il se disperse et pourtant il est cohérent. Il se loge dans la chair des nations. Il crée des lois en deçà ou au-delà des lois. Il nie l’idée de patrie, mais il a sa patrie qu’il emporte avec lui et qui s’établit avec lui. Il nie le Dieu des autres peuples, et partout il rebâtit le Temple. Il pleure les remparts détruits de Jérusalem et il élève, inaperçu, des remparts nouveaux. Il se plaint d’être isolé, et par des canaux mystérieux, il relie ensemble les parties de la Jérusalem infinie qui couvre tout l’univers. (…) Les ordres viennent de ténèbres mystérieuses. Ce que l’esprit juif raille chez les autres peuples, il le conserve fanatiquement à l’intérieur du judaïsme. S’il enseigne aux autres la révolte et l’anarchie, lui-même obéit admirablement à des guides invisibles (…) Aujourd’hui que la plus vaste partie de l’Europe est livrée à la révolution, ils mènent partout le mouvement, selon un plan unique. Comment réussirent-ils à le dissimuler, ce plan qui embrassait le monde, et qui n’était pas l’œuvre de quelques mois ou de quelques années ? Ils plaçaient devant eux des hommes du pays, aveugles, légers, vénaux, pervers ou stupides, qui leur servaient de paravent et ne savaient rien. Et ils agissaient alors en sûreté, eux les organisateurs redoutables, les fils de la race antique qui sait garder un secret.

Cécile de Tormay s’inscrit dans un courant de pensée, visiblement assez commun à l’époque, obnubilé par la théorie du complot juif… Comme quoi les thèses complotistes n’ont pas attendu internet pour proliférer ! En revanche, même si les fondements de la nation sont pour elle clairement rattachés à la notion de race (elle établit une distinction entre les hongrois et les magyars et considère les slaves et les juifs comme des éléments immigrés exogènes) et au lien charnel qui s’établit entre une terre et un peuple, elle n’exprime pas de thèse ouvertement raciste et se contente, en se montrant très attachée à la religion chrétienne, à la terre nourricière et aux valeurs familiales, de célébrer avec emphase l’identité hongroise et la beauté fragile des paysages de la campagne dans laquelle elle a trouvé refuge en fuyant Budapest, où la police politique l’a condamnée à mort pour ses activités dans « l’alliance des femmes hongroises ». Son écriture très lyrique sait parfois trouver de belles images, pleines de poésie, pour célébrer la nature et les villages isolés où réside, selon elle, l’âme éternelle de la Hongrie.

Evidemment, cette écriture se prête assez mal à une analyse politique étayée et se montre souvent caricaturale, car biaisée par une haine des juifs accusés d’être des manipulateurs profitant de la guerre pour, via la révolution communiste, faire main basse sur la Hongrie. Néanmoins, elle a le mérite de transmettre un ressenti, mêlant la terreur et la douleur face à l’effondrement de l’ordre ancien, dont l’intensité annonce clairement le triomphe des idéologies fascistes et du nazisme.

L’édition française du livre est précédée d’une belle préface de la traductrice, qui évoque les ressorts de la traduction ( Traduire un livre, c’est vivre dans l’intimité d’un écrivain, pénétrer son âme, s’assimiler à lui, en reproduisant les mouvements et les nuances de sa pensée. Pour exprimer le sens, pour conserver, en la transposant, la forme d’une œuvre, il faut l’intelligence que donne l’amour. Une mauvaise traduction est avant tout un malentendu. ) et la place insuffisante des femmes dans la littérature mondiale. Elle souligne également l’importance du livre de Cécile de Tormay pour faire comprendre au public français l’état d’esprit, plein d’amertume et de ressentiment, qui règne dans les pays vaincus. Pour ce faire, l’éditeur a jugé bon, peut-être pour rendre l’œuvre plus digeste, de reprendre le texte original qui a été découpé et chapitré, avec de fréquentes notes pour contextualiser le récit qui court de novembre 1918 à août 1919.

Dans son livre, Cécile de Tormay raconte d’abord comment la défaite militaire isole davantage la Hongrie, qui avait longtemps souffert du mépris de l’Autriche, au sein de l’Alliance qui se disloque sous la poussée des forces de la triple Entente. Plusieurs factions s’affrontent avec violence, et après plusieurs assassinats politiques qui décapitent les anciens partis au pouvoir, les socialistes (sous l’égide de Mihaly Karolyi, que l’auteure abomine) s’emparent du pouvoir et forment un gouvernement, qui met à bas la monarchie et cherche à établir une paix séparée avec l’Entente. Mais l’Entente, notamment la France (représentée par le général Franchet d’Esperey, qui n'a aucune sympathie pour les mouvements socialistes) qui mène les opérations sur le front, se méfie de Karolyiet veut punir la Hongrie en laissant les Etats voisins (Tchéquie, Serbie, Roumanie) dépecer l’ancien empire austro-hongrois… Dans le même temps, les socialistes hongrois sont rapidement dépassés par leurs alliés communistes, tous présentés comme d’anciens criminels ou traîtres, pour la plupart juifs, qui s’étaient réfugiés en Russie et sont revenus en Hongrie à la faveur de la défaite militaire de l’Alliance et à l’instigation de Lénine et de Trotsky. Karolyi est à son tour forcé d’abandonner le pouvoir à Bela Kun, un ancien escroc qui a fait son éducation politique en Russie et dont l’auteure souligne à l’envi la brutalité. Bela Kun forme un gouvernement (de crapules bolcheviques et de juifs, dixit l’auteure), qui met rapidement la Hongrie sous la férule des conseils de prolétaires.

Cécile de Tormay, qui dirige alors une association de charité, raconte l’agonie des nombreux soldats blessés qui s’entassent dans des hôpitaux de fortune aménagés dans les gares, puis décrit les violences, les meurtres et les pillages commis par le petit peuple de Budapest qui est incité à se venger des aristocrates, des bourgeois et des militaires, victimes de spoliations et de vexations auxquelles ils ne peuvent s’opposer. Apprenant qu’elle a été inscrite sur la liste des personnes à éliminer, Cécile de Tormay, sur les conseils de ses amis et de sa famille, fuit Budapest de nuit et cherche un abri dans les campagnes. Le voyage est très éprouvant : traquée et affamée, elle est témoin de nombreux crimes et ne cherche plus qu’à survivre, en écrivant autant qu’elle le peut pour pouvoir témoigner. Elle dénonce les privilèges exorbitants des prolétaires et des communistes qui s’approprient tous les biens, réquisitionnent la nourriture, établissent une censure stricte sur les arts et la presse (nota : l'auteure vilipende Georg Lukacs et Lajos Kassak) et s’arrogent, au nom de la justice de classe, un pouvoir de vie et de mort sur tous les anciens nobles, notables (y compris religieux), bourgeois et riches paysans propriétaires de leurs terres. Elle souligne, avec un fort lyrisme, les crimes atroces de Tibor Szamuely (qu’elle surnomme la Hyène), qui parcourt la Hongrie dans un train armé pour réprimer la contre-révolution et procède, sans même faire l’effort d’organiser des simulacres de justice, à des bastonnades suivies d’exécutions massives et publiques, sur simple dénonciation ou présomption de non-adhésion à la classe prolétarienne. Les campagnes se hérissent de gibets (dont l'auteure, à un moment de son récit, compare la forme à des signes hébraïques !) et de fosses communes… Elle évoque également les discours d’embrigadement des communistes, qui dépêchent dans les campagnes des tribuns orateurs pour réformer les mœurs (notamment en incitant les jeunes femmes à la débauche) et tenter de détruire l’influence de la religion, ce qu’elle interprète comme une tentative des communistes pour empêcher tout redressement de la Hongrie… Ce faisant, elle esquisse le portrait d'une Hongrie profondément divisée dans une guerre civile opposant les villes, où les prolétaires exercent les pleins pouvoirs, et les campagnes, où les paysans résistent en silence autant qu'ils peuvent à la pression des bolcheviques.

Avec un mélange d’espoir (quand elle perçoit, à travers les discours de propagande, l’affolement qui commence à gagner le gouvernement de Bela Kun) et de douleur (quand elle pressent la fin de la grande Hongrie), Cécile de Tormay décrit la chute brutale de la république des conseils. Confrontés à la menace des forces de l’Entente, Bela Kun et Szamuely radicalisent la pression anti-révolutionnaire en s’appuyant sur des milices qui sèment la terreur (comme celle dite des « gars de Lénine ») et, à rebours de leurs premiers discours pacifistes, en appelant les prolétaires à prendre les armes. Outre la résistance militaire, qui peine à s’organiser aux frontières, le gouvernement incite également les commissaires du peuple à prendre dans la population des otages, qui sont souvent exécutés, pour freiner l’avancée des troupes étrangères. Celles-ci sont finalement accueillies comme des armées de libération, bien qu’elles investissent des portions importantes du territoire hongrois (notamment la Transylvanie, dont s’empare la Roumanie qui occupe également Budapest). Bela Kun et Szamuely, qui ont vainement espéré un soutien russe ou un soulèvement du prolétariat dans les pays de l’Entente, sont contraints de fuir tandis que les commissaires politiques sont à leur tour victimes de représailles ; Cécile de Tormay raconte notamment que des certains ont été contraints d'avaler des affiches de propagande arrachées des murs avant d'être exécutés. Szamuely lui-même fut arrêté à la frontière et, pour échapper aux probables sévices que ses poursuivants allaient lui infliger, se suicida d’une balle dans la tête tandis que l’archiduc Joseph, plébiscité par le peuple, acceptait de prendre la direction d'un pays meurtri et considérablement amputé.

Dans les dernières pages de l’ouvrage, Cécile de Tormay dresse le constat de la révolution initiée par les socialistes, qu’elle condamne comme elle condamne, en des termes éloquents, toute révolution en elle-même, qui ne peut selon elle que s’achever que dans le sang et le chaos…

On appelle les révolutions, commencement, jeunesse, aurore. Pourtant la révolution n’est pas une aurore. Elle n’est que le chaos du devenir. Elle n’est pas la première heure d’une nouvelle époque, mais la dernière heure fantomale de l’époque caduque où grimace le visage des temps. Ce n’est pas une aurore, c’est l’agonie du minuit de l’époque mourante où l’avenir apparaît seulement comme dans un brouillard, à travers le sang et l’angoisse de la mort.

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