L'opticien de Lampedusa
de Emma-Jane Kirby

critiqué par Cyclo, le 15 octobre 2016
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
éveil de la conscience à Lampedusa
"L’opticien de Lampedusa" est un livre écrit par Emma-Jane Kirby, journaliste à la BBC. c’est presque une histoire vraie (comme on dit maintenant au cinéma quand on veut donner l'effet de réel : « tiré d’une histoire vraie »). Au cours d’un reportage sur l’île, l’auteur a rencontré le fameux opticien, un quinquagénaire, qui lui a livré son témoignage, dont elle a tiré ce roman : car pour moi, il s’agit bien d’un roman, certes élaboré à partir d’un témoignage, mais roman à 100 %, un peu comme Steinbeck avait livré un formidable roman ("Les raisins de la colère"), à partir de ses reportages. Du moins c’est ainsi que je l’ai lu, et je m’en fous si le portrait des personnages est fidèle ou pas, ni même s’ils ont tous réellement existé. C’est avant tout le portrait de l’humanité, de celle qui rend la vie palpitante, avec l’âme aussi tranchante et droite qu’une lame de Tolède !

L’opticien est un homme ordinaire, tranquille, travailleur, serein, consciencieux, qui vit sa petite vie "normale", même s’il a bien remarqué que les migrants sont de plus en plus nombreux à échouer sur les bordures de l’île : pour l’instant, ça ne l’a pas beaucoup touché ! Il fait comme s’ils n’existaient pas, préférant boire et manger avec ses amis, ou faire une virée en voilier avec sa femme et deux ou trois couples sur le Galata, que possède un de ses amis : il a l’impression d’être au paradis. En fait, il est comme toi et moi, comme chacun de nous, il est si facile de fermer les yeux quand on ne veut pas voir. Il faut une nouvelle sortie en mer, avec sa femme et des amis, alors qu’il est le premier à émerger du sommeil, pour le tirer de son aveuglement, de sa surdité aussi, et lui faire découvrir que les criailleries lancinantes des mouettes… sont en fait les cris de la tragédie, d’hommes, de femmes, d’enfants en train de se noyer et qui cherchent désespérément à quoi se raccrocher.

Immédiatement, pour eux qui, jusque-là, menaient leur petite vie pépère, le désir de sauver ceux qu’ils peuvent, va les saisir, au risque d’ailleurs de faire couler leur propre navire bientôt surchargé : "là-bas, des centaines. Les bras tendus, ils crachent, hoquettent, s'ébrouent comme une meute suppliante. Ils se noient sous mes yeux et je n'ai qu'une question en tête : comment les sauver tous ?", pense l’opticien. Ils ont envoyé des SOS de secours aux autorités à terre pour que les garde-côtes viennent à leur rencontre. Les mains s’agrippent et peu à peu, le blanc et le noir se mêlent. Des femmes, des enfants, des hommes sont hissés à bord, souvent quasiment nus (et on redécouvre la pudeur), grelottants ou couverts d’huile de moteur : ils sont bientôt quarante-sept dans une embarcation prévue pour dix personnes. Mais il en reste tellement d’autres encore sur la mer, dont hélas beaucoup de cadavres.

Notre homme, l’opticien donc, s’aperçoit alors, dans l’urgence (et les gardes-côtes arrivant renvoient leur frêle embarcation de plaisance vers la côte, alors que le petit groupe d’amis aurait voulu en sauver encore davantage) de la tragédie des migrants. Pour lui, ils n’étaient que des pions dont on parlait à la télévision : mais voir la mer pleine de ces corps luttant pour survivre, ou ne luttant plus, casse en lui et chez ses amis la bonne conscience de ceux qui ne veulent pas voir ce qui se déroulait à leur porte, sous leur nez, à eux pour qui la mer n’était qu’une source de plaisir. C’est comme une nouvelle naissance à la fraternité humaine, la création d’un nouveau lien qui va transformer leur vision du monde. On ne peut plus faire comme si on ne savait pas : "Ces naufragés flottaient entre la vie et la mort. En tenant leurs mains dans les siennes, en les regardant reprendre leur respiration sur le pont du Galata, il a su qu’il touchait à l’essence même de la vie".

Ce curieux roman-témoignage donc est aussi la découverte de la dignité, avec, à l’arrière-plan, une dénonciation de l’indifférence européenne (« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », disait Michel Rocard vers 1990, la médiatisation outrancière de la politique entraîne de ces phrases malheureuses). Dans l’émotion qui va submerger le petit groupe – ils voudront absolument revoir ceux qu’ils ont sauvés, qui ont été parqués dans un camp – on ne peut plus vivre comme avant. Quel est notre seuil de tolérance, en tant que citoyens, qu’êtres humains, pour nous décider à agir ? Et sans devenir pour autant des héros. L’histoire, pourtant une tragédie, peut sembler idyllique. On a tous besoin de ce petit rappel à l’ordre – non pas à "l’ordre établi" – mais à l'éveil de la conscience : "Il avait toujours su où il allait. Depuis ce jour, il a la sensation que ses certitudes ont volé en éclats. Comme si une part de lui-même était restée là-bas, avec ceux qu'il n'a pas pu sauver".

Ce livre, très bref, publié par les éditions des Équateurs (je vois à leur catalogue qu'ils ont réédité le "Gandhi" de mon cher Romain Rolland) et qui se lit d’une traite, peut contribuer à cet éveil de la conscience. Qu’est-ce qu’être vivant ? "Je suis vivant puisqu’à nouveau je fais semblant", écrivait Jean-Luc Lagarce, dans Trois récits (Les solitaires intempestifs, 2001). Arrêtons de faire semblant, semble nous dire Emma-Jane Kirby.
Ouvrons les yeux... 8 étoiles

Détourner le regard est plus facile quelquefois face à la mort de milliers de migrants mais a-t-on des solutions autres que celle-ci ?
On est démuni.
C'est l'histoire vraie d'un groupe d'amis pour qui la vie est tranquille et qui va sauver celle de plusieurs migrants se noyant en pleine mer.
L'écrivaine relate à la perfection la scène où les migrants sont happés par la mer. L'image que nous renvoient tous ces gens noyés qui ont cru avoir une vie meilleure hors de leur pays fait réfléchir.
Le sauvetage orchestré par cette bande d'amis qui pensait ne faire qu'une sortie en mer sur leur bateau de loisir est réaliste d'effroi.
Une autre image interpelle ; celle du fossoyeur qui enterre les migrants noyés et qui ne comprend toujours pas pourquoi cela ne cesse-t-il pas... après tant d'années et de morts...
Après la lecture de ce livre, on se sent mal. On est pris dans une tourmente d'émotions.
On apprend à moins se focaliser sur nous-même et voir l'étendue du problème de ces personnes se sauvant de leur pays au péril de leur vie.

Jordanévie - - 48 ans - 19 octobre 2023


Une vie changée 8 étoiles

L'opticien de Lampedusa voit sa vie bouleversée lors d'une sortie en mer avec des amis sur un petit bateau de plaisance : alors qu'il profite d'une aube radieuse, il est dérangé par ce qu'il pense être des cris de mouettes, avant de réaliser qu'il s'agit des cris de détresses de milliers de migrants en train de se noyer au large de cette île, lieu de passage entre la Libye et la Sicile.

L'effort qu'il fait avec ses compagnons pour en sauver le plus possible lui cause un choc profond, ainsi qu'à ses compagnons, c'est un aspect que j'ai trouvé très intéressant. En effet, ce court roman, basé sur un fait réel, montre bien comment le regard des gens change lorsqu'ils sont confrontés à l'humanité des migrants. Ceux-ci deviennent autre chose que de simples statistiques ou une vague menace (cfr dans la critique de Cyclo, la phrase d'un politicien français "On ne peut pas accepter toute la misère du monde").

Saule - Bruxelles - 58 ans - 29 décembre 2017


L'opticien de Lampedusa 9 étoiles

Emma-Jane Kirby est journaliste à la BBC. J'avais eu la chance de la rencontrer à l'Intime Festival de Namur en septembre 2016. C'est un reportage réalisé pour BBC Radio 4 qui est à l'origine de ce roman.

Un reportage a transformé sa vision des choses, les migrants sont souvent pour beaucoup de simples statistiques et on a tendance à oublier "l'humain". En lisant ce livre notre vision change et il nous fait prendre conscience de ceux qui abandonnent tout en mettant leur vie en péril pour trouver "un monde meilleur" en Europe.

Que deviennent-ils arrivés chez nous ? Que faisons-nous pour eux ? Ce sont peut-être les vraies questions.

L'opticien a quitté Naples pour s'installer sur l'île mais la vie n'est pas toujours facile. Il compte régulièrement pour voir s'il ne devra pas fermer boutique.

Ce week-end avec ses amis, ils ont prévu une sortie en mer, ce sont les vacances. Ils sont huit à bord du Galata.

Tout à coup, des cris. Des mouettes ? Non, horreur ce sont des corps d'hommes, des migrants ont fait naufrage. Notre opticien et ses amis vont tout faire pour les sauver. Il y a des corps partout, ce sera impossible de sauver tout le monde. 47, ils en sauveront 47 seulement et à partir de ce jour là, la vie changera pour l'opticien et ses amis.

Bien sûr qu'ils étaient au courant des naufrages, du nombre de migrants mais cette sortie en mer, ce contact charnel avec ces gens, c'est un électrochoc, une autre prise de conscience.

Nos amis voudraient revoir ceux qu'ils ont sauvés, ils constatent la réalité des centres d'accueil, leur impuissance face aux décisions prises par l'Europe.

Ces visages les hanteront, ces gens fuyant la persécution, la tyrannie, la guerre pour espérer quoi chez nous?

Un témoignage poignant, sincère. Une plume qui va à l'essentiel. Un indispensable.

Ma note : ♥♥♥♥

Les jolies phrases

C'est dingue, pense-t-il, qu'ils débarquent ici alors que la terre n'a rien à leur offrir.

Jamais il ne s'est senti aussi vivant, animé d'une énergie née de ses entrailles. Son devoir est de transmettre cette vitalité à ceux qui en ont tant besoin. Il a l'impression d'être capable de tous les réanimer, si seulement il parvient à les atteindre à temps.

Pour l'amour du ciel, reculez, cessez de les traiter comme des criminels ! Avez-vous la moindre idée de ce qu'ont vécu ces gens ?

Ces naufragés flottaient entre la vie et la mort. En tenant leurs mains dans les siennes, en les regardant reprendre leur respiration sur le pont du Galata, il a su qu'il touchait à l'essence même de la vie.

Quelle monstruosité ! De leur vivant ces personnes ont été privées d'avenir, et dans la mort d'une identité.

Nathavh - - 59 ans - 17 septembre 2017


Lampedusa et le drame des migrants 7 étoiles

Un groupe d'amis, lors d'une promenade en mer, se retrouve confronté à un spectacle épouvantable : des centaines d'individus en pleine mer, en train, de se noyer. Comment sauver tous ces êtres paniqués, se débattant entre la vie et la mer ? Emma-Jane Kirby, journaliste, rédige ce court roman à partir de témoignages et fait saisir au lecteur toute l'horreur de ces traversées en mer qui au lieu de conduire à l'Eldorado amène souvent à la mer.

Le problème des migrants, des passeurs et de ces morts en si grand nombre sont au centre même de ce roman.Tout est vu de l'intérieur. Le lecteur peut ainsi s'identifier ou se projeter. L'on a accès aux interrogations des personnages, ce qui nous oblige à approfondir notre réflexion sur cette situation contemporaine. Emma-Jane Kirby, bien documentée, évoque certaines situations ou certains cas précis qui laissent imaginer l'horreur de ces pauvres migrants, ici des Erythréens : la façon dont ils suppriment leurs empreintes digitales, cette pauvre femme morte avec son bébé encore lié à elle par son cordon ombilical ... La force de ces révélations va au-delà des reportages diffusés à la télévision.

Le lecteur sent le point de vue d'Emma-Jane Kirby que bon nombre d'entre nous partageons. Ce roman est donc engagé et permet de bousculer les consciences et de faire réagir. Il est question d'humanité et pas de couleur de peau. Quel être humain à la place des personnages de ce roman aurait réagi différemment ? Porter un jugement quand on est tranquillement assis dans son canapé c'est une chose. Certaines personnes devraient aller faire un petit tour à Lampedusa pour ouvrir les yeux. En même temps le problème semble insoluble. Il n'y a semble-t-il pas de réponse idéale. C'est bien plus compliqué que cela en a l'air. Mais une chose est sûre : l'on pourrait taire certains avis radicaux et égoïstes.

Le style d'Emma-Jane Kirby ne m'a pas vraiment séduit. Dans les passages où elle est parle précisément des migrants, des hommes à la mer, de Lampedusa elle est passionnante et ces pages-là son captivantes, mais quand elle se concentre sur les personnages principaux ( le début et la fin du roman ), je la trouve moins efficace. J'ai même failli abandonner le roman au bout des vingt premières pages. J'aurais été bien stupide de le faire ... Son style n'est pas le point fort de ce roman.

Ce roman est à lire pour faire avancer les consciences. Ce serait même une très bonne lecture pour des lycéens.

Pucksimberg - Toulon - 44 ans - 9 septembre 2017