Notre cher Péguy
de Jérôme Tharaud, Jean Tharaud

critiqué par Alceste, le 12 octobre 2016
(Liège - 62 ans)


La note:  étoiles
Péguy l'inactuel
Conteurs incomparables, les frères Tharaud ont pu côtoyer Charles Péguy, leur contemporain, dès leur prime jeunesse. C’est donc moins d’une biographie impartiale et critique qu’il s’agit, que d’un récit impressif, par des témoins de toute première ligne. Et le « cher Péguy » des frères Tharaud devient au fil des pages « notre cher Péguy » à nous lecteurs, tant le personnage se révèle attachant dans ses excès même. Il est l’être inactuel par excellence, et celui dont l’inactualité sautait aux yeux même de ses contemporains. Sa passion pour Jeanne d’Arc, la Pucelle d’Orléans- sa ville natale - , son socialisme utopique, plus proche en fin de compte de l’idéal communautaire des premiers chrétiens, son amour du travail bien fait, du travail manuel en particulier, son attachement farouche à sa terre de France, tout en fait une sorte de paladin égaré dans son siècle, toujours à la recherche d’un idéal exigeant. L’Affaire Dreyfus, qu’il vivra intensément comme dreyfusard, lui fera croire qu’une « époque » est arrivée, alors qu’il se désolait de ne vivre jusqu’alors qu’une « période » morne et indéfinie. Mais c’est l’arrivée de la guerre qui lui donnera l’occasion d’accomplir - tragiquement – son destin de héros.

Avant ça, il y eut les « Cahiers de la Quinzaine », entreprise éditoriale qu’il mène avec l’austérité d’un bénédictin dans sa « forteresse-couvent », à savoir le numéro 8 de la rue de la Sorbonne. Nul souci de rentabilité ne l’anime et la revue, qui publie aussi son œuvre littéraire, vivote péniblement, malgré quelques soutiens prestigieux. A sa mort, Péguy était presque inconnu, et le témoignage ci- présent est d’autant plus précieux.

Il y a des pages admirables sur le style si particulier de Péguy, obstiné dans sa progression comme un laboureur qui passe et repasse sans cesse le long du même sillon. Très évocateur également, le récit de la conversion progressive de Péguy au catholicisme, avec les déchirements que cela provoquera au sein de sa famille, laïque par fidélité républicaine, et parmi les « Abonnés », puisque selon Péguy, la majuscule est de rigueur.

Les frères Tharaud font vivre tout cela avec beaucoup de sympathie pour leur ancien camarade de l’École Normale Sup, mais sans faire une hagiographie. Ses tendances bellicistes, ses contradictions parfois insolubles ne sont pas omises. Par exemple, Péguy n’admet pas qu’Ernest Psichari, le neveu de Renan, se soit converti au catholicisme comme lui l’a fait, au lieu de rester fidèle à l’anticléricalisme flamboyant de son oncle illustre.

Par ailleurs, les frères Tharaud lèvent un coin du voile sur leur curieuse officine littéraire : alors qu’ils signent leur œuvre de leurs deux noms, le « je » est toujours de rigueur, sans que l’on sache précisément qui écrit, qui relit, qui se cache derrière ce « je ». Sauf qu’il est parfois difficile de maintenir cette fiction jusqu’au bout. Ainsi, on peut lire ceci : « Péguy me demanda d’héberger sa revue qui allait bientôt paraître. Je devrais plutôt dire qu’il fit cette demande à mon frère, car j’avais quitté l’École pour l’Université de Budapest, mais je continue à dire « je » puisque nous écrivons ensemble, sans distinguer le tien du mien, ces souvenirs de notre jeunesse. »

On peut seulement regretter que le récit ne fasse pas mention du fait que les prénoms Jérôme et Jean, inspirés des deux grands saints, ont été suggérés par Péguy lui-même aux deux frères, qui se prénommaient en réalité Ernest et Charles…