Occident de André Suarès

Occident de André Suarès

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Histoire , Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 2 octobre 2016 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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Un texte patriotique de 1915, politiquement daté mais au souffle puissant et lyrique

En première lecture, « Occident » fait partie de ces nombreux ouvrages patriotiques écrits dans la fièvre de la première guerre mondiale pour galvaniser les foules et justifier la mort des hommes tués sur le champ de bataille, en leur donnant le sens d’un sacrifice par devoir. Mais il se distingue par son intransigeance idéologique et par un lyrisme puissant, dont le souffle poétique fait irrésistiblement penser à Charles Péguy qui fut son ami et son éditeur dans les cahiers de la quinzaine. Evoquant la bravoure et les valeurs communes des paysans français et russes, il écrit :

Ils vont à la guerre comme au mauvais labour, dans la saison du diable. Il y a du démon, pour eux, dans l’ordre sans cœur des Allemands. Le paysan admire le diable et le méprise, il le craint et s’en moque. Mais il voudrait bien en purger ses bois et ses champs. / Ils sont les épis qui marchent. / Ils mûrissent même s’ils tombent, sous la pluie des balles comme sous la pluie d’orage. / Ils sont la terre levée, avec sa grande patience, sa promesse toujours tenue – si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain – et l’assurance d’avoir raison la dernière. / Cette terre, remuée dans le sang, se referme à la fin sur les ennemis : elle avale l’invasion qui l’a foulée. Elle est l’espace, et elle a le temps. / Le paysan russe est un des plus beaux espoirs qui restent à l’Europe. Il ne la trompera pas. Il ne lui fera pas la faillite atroce de l’ouvrier allemand.


L’écriture d’André Suarès, qui apparaît comme l’un des écrivains les plus secrets du siècle malgré l’ampleur de son oeuvre, est très particulière : marquée par un grand souci d’esthétisme formel (portant à la fois sur le phrasé, tout à la fois d’une grande clarté et d’une grande poésie, et sur la typographie du texte, ici très bien mise en valeur par le beau papier d’édition), elle véhicule la pensée vigoureuse d’un esprit libre, mais élitiste, qui s’engagea dans de nombreux combats intellectuels et ne recula jamais dans la peur de prendre parti à rebours des idées dominantes, ce qui lui valut des témoignages d’estime comme de nombreuses inimitiés.

Dans ce court essai, qui s’insère dans une suite intitulée « La guerre des Boches », il déplore l’attitude des nations neutres, qu’il assimile à un lâche aveu de faiblesse, et les calculs politiques des jeunes Etats balkaniques dont l’attentisme profite aux empires centraux. Néanmoins, Suarès ne jette pas l’opprobre sur ces Etats et, tout en regrettant leur pusillanimité, leur demande de s’engager avec les moyens dont ils disposent en s’abstenant, a minima, de tout soutien à l’effort de guerre des empires centraux ; par ailleurs, il distingue le cas particulier de la confédération suisse, qui serait aussitôt déchirée par une guerre civile si la Suisse venait à prendre parti.

En revanche, il célèbre l’engagement de l’Italie (pays qu’il connaît bien pour y avoir longuement séjourné avant-guerre et auquel il a consacré un récit de voyage, qui a d'ailleurs été brièvement commenté sur CL) et, avec une grande emphase, louange les vertus de la Russie, pays frère de la France par son âme paysanne et son sens du sacrifice jusqu’au martyr… En fait, le livre de Suarès déclame un long panégyrique de l’âme latine et de l’âme slave, dont la ferveur vitale s’oppose à l’organisation implacable et mécanisée des empires centraux, d’une redoutable efficacité mais vide de conscience et d’esprit (la tentative de Suarès, qui admire Dostoïevski, pour démontrer la supériorité artistique des latins et des slaves sur les germains est érudite mais très biaisée). Pour cette raison, Suarès assimile la 1ère guerre mondiale à la guerre de l’Occident (en tant qu’incarnation des valeurs spirituelles de paix, de liberté et de fraternité issues des civilisations grecques et latines) et des Barbares (soumis à la volonté impériale d’asservissement des autres nations), qui l’ont violemment agressé. Cette guerre est décisive et décidera du sort du monde ; elle ne laisse donc pas de place à la neutralité et impose de choisir de défendre l’Occident, groupé autour de la France qui mène les plus durs combats, contre les Barbares, qui reposent sur l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche, dont la Turquie est complice et dupe car elle croit aux mensonges des empereurs qui ont multiplié les fausses promesses pour tenter de rallier le soutien des nations indécises.

L’essai, au ton profondément lyrique, s’achève par un long poème en prose intitulé « Chant des belles galloises » qui évoque, avec une sensualité un peu étrange dans le contexte d’un ouvrage patriotique, la longue et cruelle attente des femmes esseulées (fiancées, amantes et épouses) qui, de la Pologne jusqu’à la Bretagne, espèrent vainement, après le départ des hommes pour le front, le retour de ceux qui ne reviendront pas…

Si nous ne sommes amour, que sommes-nous ? Toutes, ici, nous voici vouées, adieu semailles !, au soleil qui s’en va chaque soir et aux cruelles pluies. / Amants, nos bien-aimés, tel est donc l’amour pour lequel nous sommes nées ? Mères, pour qui fîtes-vous ces filles malheureuses ? Nos âmes bondissent en révolte. Et tous nos cœurs qui veulent sortir de nous. / Baisons-nous, sœurs chéries, au nom de l’amour et de la mort : et du Seigneur qui aime, qui ouvre au ciel les sources et les parcs d’amour, pour tous les aimés, en Paradis / (…) / Elles se serrent tendrement. L’une l’autre passe sa main sur la gorge si fraîche de sa compagne et sur le doux ventre chaud. Et l’oiseau-cœur, ici et là, palpite et veut sortir de sa cage. / Elles pleurent, et se baisent doucement aux lèvres, avec un sourire. Puis, elles se sont saluées, en chantant, sous le portique de la nuit, tandis que l’océan dévorait les derniers tisons et les œillets suprêmes du couchant.

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