Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix
de Jean Giono

critiqué par Chene, le 2 octobre 2016
(Tours - 54 ans)


La note:  étoiles
Giono s'adresse à des paysans, pacifistes qui comme lui, ont composé la majeure partie des soldats de la Grande Guerre de 1914-1918.
En 1938, Jean Giono écrit ce texte pacifique. Il sent que la seconde guerre mondiale approche et il est viscéralement contre toutes les guerres qu’il juge inutiles. Il enjoint les paysans à ne pas marcher au son du clairon. A vivre loin « des systèmes de démesures » que sont le communisme et le capitalisme. Un homme vivant est toujours mieux qu’un homme mort. Giono a été marqué par la guerre de 14-18 qu’il a faite. Il ne veut plus que les jeunes générations partent se faire tuer comme leurs pères autrefois. Le paysan doit vivre avec sa famille, simplement, sur une terre à sa taille, dans son champ sans désirer plus : des hectares de terres, des millions de mètres cubes de blés à produire, l’argent, la recherche de profit, tout cela n’a pas de sens et enlève toute joie de vivre que peut donner la terre. Il fustige l’homme transformé en ouvrier avec des cadences infernales dans les usines. Cela n’est pas fait pour l’homme. Il appelle les paysans à se détourner de l’État, des systèmes et de ceux qui gouvernent.
Malgré une prose toujours aussi magnifique, ce texte est fortement daté…
En effet, pendant que de nombreux intellectuels et hommes politiques appelaient à la paix en France, l’Allemagne se réarmait à grande vitesse, ne pensait qu’à la guerre et partait à la conquête de l’Europe. L’Allemagne n’en avait cure du pacifisme.
A la lecture de ce court récit, je me suis souvent questionné : et si Giono avait su ce qui allait se passer en 1939, la défaite, puis l’exode et enfin l’occupation. S’il avait imaginé (pouvait-on l'imaginer ?) les massacres, les déportations, le génocide et toutes les horreurs qui allaient s’enchaîner pendant ces années noires ? Aurait-il écrit ce texte pacifique ? Oui peut-être encore plus, me diriez-vous, mais alors son récit aurait dû s’intituler : « utopie sur la pauvreté et la paix. »

« Je n'aime pas la guerre. Je n'aime aucune sorte de guerre. Ce n'est pas par sentimentalité. Je suis resté quarante-deux jours devant le fort de Vaux1 et il est difficile de m'intéresser à un cadavre désormais. Je ne sais pas si c'est une qualité ou un défaut : c'est un fait. Je déteste la guerre. Je refuse la guerre pour la simple raison que la guerre est inutile. Oui, ce simple petit mot. Je n'ai pas d'imagination. Pas horrible ; non, inutile, simplement. Ce qui me frappe dans la guerre ce n'est pas son horreur : c'est son inutilité. Vous me direz que cette inutilité précisément est horrible. Oui, mais par surcroît. Il est impossible d'expliquer l'horreur de quarante-deux jours d'attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on qu'il y a pour ces hommes neufs une sorte d'attrait dans l'horreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse. Je parle de la majorité. Il y a toujours, évidemment, une minorité qui fait son compte et qu'il est inutile d'instruire. La majorité est attirée par l'horreur ; elle se sent capable d'y vivre et d'y mourir comme les autres ; elle n'est pas fâchée qu'on la force à en donner la preuve. Il n'y a pas d'autre vraie raison à la continuelle acceptation de ce qu'après on appelle le martyre et le sacrifice. Vous ne pouvez pas leur prouver l'horreur. Vous n'avez plus rien à votre disposition que votre parole : vos amis qui ont été tués à côté de vous n'étaient pas les amis de ceux à qui vous parlez ; la monstrueuse magie qui transformait ces affections vivantes en pourriture, ils ne peuvent pas la connaître ; le massacre des corps et la laideur des mutilations se sont dispersés depuis vingt ans et se sont perdus silencieusement au fond de vingt années d'accouchements journaliers d'enfants frais, neufs, entiers, et parfaitement beaux. À la fin des guerres il y a un mutilé de la face, un manchot, un boiteux, un gazé par dix hommes ; vingt ans après il n'y en a plus qu'un par deux cents hommes ; on ne les voit plus ; ils ne sont plus des preuves. L'horreur s'efface. Et j'ajoute que malgré toute cette horreur, si la guerre était utile il serait juste de l'accepter. Mais la guerre est inutile et son inutilité est évidente. L'inutilité de toutes les guerres est évidente. Qu'elles soient défensives, offensives, civiles, pour la paix, le droit pour la liberté, toutes les guerres sont inutiles. La succession des guerres dans l'histoire prouve bien qu'elles n'ont jamais conclu puisqu'il a fallu recommencer les guerres. La guerre de 1914 a d'abord été pour nous, Français, une guerre défensive. Nous sommes-nous défendus ? Non, nous sommes au même point qu'avant. Elle devait être ensuite la guerre du droit. A-t-elle créé le droit ? Non, nous avons vécu depuis des temps pareillement injustes. Elle devait être la dernière des guerres ; elle était la guerre à tuer la guerre. L'a-t-elle fait ? Non. On nous prépare de nouvelles guerres ; elle n'a pas tué la guerre ; elle n'a tué que des hommes inutilement. La guerre d'Espagne n'est pas encore finie qu'on aperçoit déjà son évidente inutilité. Je consens à faire n'importe quel travail utile, même au péril de ma vie. Je refuse tout ce qui est inutile et en premier lieu la guerre car son inutilité est aussi claire que le soleil. »