Contre-chant
de Andrée Chedid

critiqué par Eric Eliès, le 18 septembre 2016
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Célébration de la vie et de la communion entre les hommes par la parole poétique, qui nous libère des ombres et des fausses idoles
Ce court recueil d’une centaine de pages, à l’impression agréable pour le confort de lecture (l’éditeur a profité de la brièveté des vers pour imprimer les poèmes en gros caractères sur un papier épais), est divisé en trois parties (Démarche / Salaire de l’instant / Le tendre argile) similaires par leurs thèmes et par leur écriture, suivies d’un poème conclusif en deux sections (Alliance).

Il se lit aisément et peut se lire d’une traite. Même si la poésie d’Andrée Chédid est ambitieuse, elle est très accessible, y compris aux jeunes adolescents, par sa simplicité grammaticale et son immédiateté. Les poèmes sont courts, écrits en vers libres presque lapidaires qui s’efforcent de susciter, par l’association choisie des verbes, des substantifs et des qualitatifs (adjectifs ou compléments de nom), des images fortes aux résonances métaphysiques qui interrogent notre rapport au langage et notre rapport à l’autre, qui est aussi notre semblable.

Retour au visage : Je veille au portail des mots / J’entrevois l’empire des images. / Des océans me saisissent, / Des vies m’ont irrigué. / Je m’écartèle aux terres adverses, / Je foisonne de soleils en fragments. / Mais si je reviens au visage / C’est par ivresse du tendre argile. / Et si je célèbre le visage / C’est pour sa brèche sur l’unité.

La poésie d’Andrée Chédid, qui porte le souffle d’un «je » universel, à la fois masculinisé (les accords d’adjectifs ne sont pas féminisées comme si l’auteure ne s’exprimait pas en son nom propre) et conceptuel (c’est un « je » quintessencié, qui ne fait pas ressentir la tension d’une incarnation charnelle dans une vie vécue), multiplie les injonctions adressées à un « tu » et à un « nous », comme pour insuffler au lecteur un élan vital et fraternel de célébration de la vie, malgré la mort (échéance inéluctable Plaines d'encre. Supplices. Hécatombes / Nasses du malheur. Phénix de la haine. / Beaux visages racornis. / Un temps pour chacun, / Et puis le gong final ! qui est également un appui car elle est notre seule certitude : Puis saluer celle-là, / Plus affranchie que nous : / Mort / notre très certaine ! / Pierre de touche, qui déroute l'épisode ; / Compagne, qui retimbre la durée ) et malgré tous les obstacles sur le chemin de vos vies :

Démarche II : Je dis / Pour provoquer l’ailleurs / enfoui dans chaque regard / Pour délivrer l’espace / inscrit dans toutes les paumes / Pour renaître à distance / Pour traduire au plus près / Je dis / pour être Ensemble

Franchir : Avec la provision des fleuves / Avec l’arc des mots / Avec la gerbe à mûrir / Avec l’épreuve des chemins / Avec ce levain des visages / Avec l’effervescence des mondes / Avec ce qui est toi / Tu tresseras l’impalpable échelle / Tu franchiras les ténèbres / Tu verras


La figure de « l’autre » occupe une place essentielle dans ce recueil, qui appelle à la métamorphose de notre humanité pour abolir la distance entre les hommes puis entre le monde et nous. La poésie prend alors parfois des accents prophétiques de libération, presque messianiques.

Le cœur naviguant : Loin des cultes / Qui nous réduisent en cendres, / Des temples / où le soleil se force en vain une entrée, / Loin des puissances d’airain / que d’autres puissances culbutent / Elisons encore la vie / Au sommet du jour blessé/ (…) / Le temps fond comme cire / Et les verrous ne cèdent / qu’au cœur naviguant.

Aller : (…) J’allai. / Allant, je fendis l’écume, / Les filaments du temps s’écartèrent, / Sur le pelage du monde / un large souffle oeuvra. / J’allai. / La terre s’entrouvrant alors / de toutes ses grappes, / Quelque part la mort s’annula. / J’allai. J’allai encore… / Les yeux s’aiguisèrent : Sur le franc du ciel / L’indélébile étoile / Offrit tous ses vaisseaux. / J’allai. J’allai toujours… / Mon sang se mouvant à voix haute, / Chaque parcelle du sol, / Je le jure, à mon pas.


Hélas, la poésie d’Andrée Chédid, même si elle n’est pas dénuée de souffle, manque un peu de puissance par rapport à l’ambition de son projet. Quand elle cherche à se confronter à l’essence de la condition humaine, à évoquer la beauté fragile de l’humanité au sein du cosmos, elle abuse de procédés souvent répétitifs, par exemple l’affirmation, un peu trop déclamatoire, d’un concept (la liberté ! la vie ! la parole !) qui surgit dans le cours du poème.

De même, quand cette poésie cherche à se hisser vers les hauteurs, il me semble qu’en raison de la brièveté même de ses vers

Alliance : Terre / Frémissements de l’ombre / Fureur de l’antre / Et nous, / ramant sur l’écorce / n’épelant que cette coquille de roches / que cette peau qui se fend / Terre / Essaims de chocs / Foudres qui s’amassent / Inclinaisons vers le centre / Et fol éloignement / Nous / Autour Alentour au-delà / Jamais dedans / Œuf sphérique / Magma livide / Océan roux des ondes / Puis ce grain sans résidu / Plus tenace que le nom / Mais nous / A toute volée, / Nommant ! / Planète rivée aux astres / Soumise au soleil singulier / Vouée à l’abîme en suspens / Nous / Par quel raccroc / Ici ? / Héritier de ses cadences / Et de son extrême loi ?

elle échoue à pleinement faire ressentir l’émerveillement mêlé d’angoisse et de vertige métaphysique qui naît de la contemplation de la nature ou du ciel étoilé, tel qu’en revanche ont su le provoquer d’autres poètes, depuis Victor Hugo jusqu’à Jean Tardieu (je pense notamment à « Le ciel ou l’irréalité »)