Tous mes amis
de Marie Ndiaye

critiqué par Clarabel, le 25 mars 2004
( - 48 ans)


La note:  étoiles
Un peu, beaucoup... étrange
Ah la la ! j'ai ouvert ce recueil de Marie Ndiaye avec bonheur ! J'apprécie l'écriture de l'auteur, j'apprécie cette poésie légère, ce ton grave et solennel, cet esprit primesautier et cette ambiance presque paranormale (à certaines heures...).
La première nouvelle est caustique, mordante. Elle s'ouvre sur l'ahurissement d'un professeur qui ne comprend pas pourquoi sa bonne, Séverine, refuse de le reconnaître. Il était son professeur quinze ans auparavant, il se souvient d'elle comme une jeune fille insolente et effrontée. Aujourd'hui elle le fascine toujours autant. Est-elle mariée, aime-t-elle son mari, pourquoi s'est-t-elle marié avec lui ... Autant de questions qui font face à un mur de silence obstiné. Pourtant Séverine revient tous les jours faire son ménage chez cet homme qui, lui, ne la "ménage" pas. Intervient aussi un ancien étudiant, Werner, qui fut l'ancien petit copain de Séverine et qui serait revenu dans cette petite ville pour elle, justement... Etrange, envoûtant... l'histoire est plaisante.
"La mort de Claude François" est à la fois plus drôle et aussi grave. Deux anciennes amies se retrouvent, elles se souviennent de ce jour où l'annonce de la mort du chanteur a ébranlé la petite communauté de leur cité et les deux amies s'étaient faites une promesse... mais les années ont passé, la promesse n'a pas été tenue par l'une tandis que l'autre est restée fidèle à son adolescence, à son pacte, à son premier amour... Invraisemblable, comique et ahurissant.
Les trois histoires qui suivent enfoncent la lecture à un niveau de noirceur plus prononcé. "Les garçons" est une histoire triste et effrayante. "Une journée de Brulard" rend très perplexe : entre songe et réalité, le doute est omniprésent. Puis dans la très courte "Révélation" on continue de ne pas comprendre et d'être presque dégoutée.

"Tous mes amis" est un recueil de cinq nouvelles. L'ambiance générale est celle de ratés : les personnes en elles-mêmes, et les actes loupés ou commis de travers. Lentement un sentiment de misère nous gagne. Ballades fantomatiques, portraits de la misère humaine, constat d'échec ... Marie Ndiaye nous mène dans sa barque. La traversée est tranquille au démarrage, puis les remous nous gagnent lentement pour finalement nous conduire presque aux bords de la barque, la nausée au coeur...

Lecture dérangeante, mais sauvée par la magnifique plume de l'auteur.
Ballades fantomatiques 7 étoiles

J'emprunte ce titre à Clarabel car il rend justement compte du climat de ces nouvelles. S’il est tel, c’est sans doute en raison du fait que les protagonistes de ces histoires ne sont plus tout à faits vivants, et s’enferment dans une conception arrêtée de l’existence. Tous les personnages ont des conflits parentaux, avec leurs ascendants ou descendants, signe que l’élan vital a été interrompu.
La plus représentative du lot, celle où où la frontière entre songe et réalité est la plus floue, est la nouvelle intitulée «Une journée de Brulard ». Pour ma part, j’ai préféré " La mort de Claude François". Dans ce texte, une femme voue une passion à son ex-amie d’enfance, dont elle a toujours admiré la beauté. Ainsi la fille de la narratrice, par un effet mimétique qui relèverait presque de la magie, possède les traits de cette amie qui par ailleurs a comme cessé de vivre dès le jour où elle a décidé de rester attachée, avec une fidélité morbide, à la mémoire du chanteur...

Ce fond spectral est rendu par des moyens stylistiques. Ainsi l’usage fait des longues phrases et d'une qualification excessive. Alors que l’usage parcimonieux des adverbes et qualificatifs est généralement requis pour « bien écrire », N’Diaye fait tout le contraire... Des joues sont «étroites et creuses », une certitude est «amère et placide », une atmosphère «oppressante et sans répit ». Un reniflement est même «dubitatif ». Et ce ne sont là que quelques rares exemples. En multipliant les nuances, à l'endroit de caractères souvent abstraits, N’Diaye parvient à ébranler le moindre sentiment de réalité et à nous faire nous questionner sans cesse sur le plus petit état d’âme, le moindre événement. En qualifiant à l’extrême les choses, N’Diaye les rend indécises et imprécises, sujettes à transformations diverses. Irréelles, et forcément littéraires. Propres à être lues jusqu’à la déraison.

Kinbote - Jumet - 65 ans - 23 août 2004