Adriana
de Théodora Dimova

critiqué par Débézed, le 27 juin 2016
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Mythologie contemporaine
Ecrit par une auteure née à Sofia dans les années soixante, ce livre, à ma grande surprise, respire le romantisme qui a inondé la Mitteleuropa au XIX° siècle. Dans ce texte coulant comme un large fleuve paisible Thédora Dimova déverse un lourd flot de mots organisés en phrases aussi longues, parfois deux ou trois pages, que les affluents de ce fleuve d’encre coulant sur la page en un texte d’un seul tenant, ou presque. Ce texte au romantisme slave exacerbé, raconte dans une grande envolée lyrique la vie d’Adriana, une femme qui a connu la Bulgarie avant le communisme, pendant le communisme, après le communisme, sans jamais trouver une bonne raison d’apprécier la vie dans ce pays maudit.

Adriana, une vieille femme de quatre-vingt-treize ans, en fin de vie, a raconté son histoire à Ioura, une jeune et jolie fille qu’elle a employée juste pour l’écouter, pour transmettre son histoire. La jeune fille, à son tour, rapporte cette histoire à son cousin protecteur. Le récit oscille sans cesse entre ce qu’Adriana dit à Ioura et ce que Ioura rapporte à son cousin au risque d’égarer le lecteur, mais l’auteure précise régulièrement : « raconte Adriana et rapporte Ioura ».

Donc un beau soir, Ioura déboule un peu cavalièrement chez son cousin écrivain un peu plus âgé qu’elle pour lui raconter le récit qu’elle a recueilli auprès de la vieille Adriana avant qu’elle décède, quand elle a été recrutée pour tenir compagnie à cette vieille dame qui n’a plus envie de vivre après une existence agitée et pas toujours glorieuse. La vieille dame se confie à la jeune fille comme pour se soulager d’un poids qui pèse sur sa conscience avant de quitter cette vie dont elle a abondamment profité sans jamais obtenir la satisfaction qu’elle voulait réellement obtenir.

Les premières paroles de la vieille femme surprennent son auditrice, « ce que j’aime par-dessus tout, c’est d’être allongée nue sur la plage en été », Ioura rit mais reste coite et reçoit la suite du récit avec beaucoup d’émotion. Le rire rapproche les deux femmes. Adriana raconte : sa famille riche avant la révolution, sa mère bigote et superstitieuse, son père travailleur acharné mais étouffé par sa femme, la révolution, la pauvreté, la fin du communisme, la fortune retrouvée dans l’injustice, la violence, la corruption … La vieille femme ne trouve aucune raison d’aimer ce pays et conseille aux jeunes de le fuir.

Mais ce n’est pas ça que la vieille femme veut transmettre, ce qu’elle veut dire c’est sa vie personnelle, le dégoût qu’elle éprouvait pour l’amour car, comme elle était riche et jolie, elle focalisait toute la concupiscence masculine sur son être, la vie de débauche qu’elle a menée pour ne pas s’attacher à un seul homme, la dépression dans laquelle elle a sombré, la déchéance dans laquelle elle s’est vautrée et comment un beau jour tout a basculé quand elle a rencontré l’Homme de sa vie, l’Homme d’un jour, L’Homme à cause de qui tout a basculé.

Dans ce récit Théodora Dimova construit un personnage mythologique digne des grandes légendes romantiques qui sont nées au cœur de l’Europe danubienne et qui ont inondée la littérature de la Mitteleuropa. Elle situe cette épopée dans les temps modernes, dans l’histoire contemporaine de la Bulgarie, une histoire qui la révolte et l’indigne. « Nulle part ailleurs il ne s’est produit cette chose abjecte qui s’est passée en Bulgarie, les faits dépassent l’imagination de tout Bulgare, il est même terrifiant de parler de ces choses-là, il est même terrifiant de se les représenter, le communisme était un sort meilleur pour la Bulgarie que la démocratie, la démocratie a été jetée en Bulgarie comme une victime expiatoire et elle a été immédiatement dévorée à belles dents, déchiquetée, mise à mort ». Adriana ne croit pas plus en son pays qu’en l’humanité. « Ioura, lorsque que je serai morte, il faudra que tu quittes ce territoire que certains, opiniâtrement et mus surtout par la nostalgie, continuent d’appeler Bulgarie. Tu n’as rien à faire à l’intérieur des frontières de ce territoire ». Et, qu’en la richesse, « Mais la fortune que je te lègue ne te rendra pas heureuse…, ce n’est qu’un confort ou un inconfort qui ne rend jamais heureux… »

Adriana n’éprouve que répulsion pour les hommes obsédés par la richesse, par l’avoir plus pour être plus alors que fondamentalement « L’homme aspire toujours à entendre la voix divine, Ioura, toujours même lorsqu’il ne s’en rend pas compte. La part la plus intime de son moi aspire uniquement à entendre la voix divine Ioura, ne l’oublie pas ». « Les relations n’ont pas lieu d’homme à homme, mais entre les hommes et Dieu. »

Et même si Adriana pense que « Les mots humains sont extrêmement inadaptés à la plupart des choses », nous avons très bien compris qu’à travers cette légende mythologique, Théodora Dimova nous confie que les hommes, quelque soit le système, sont trop pervertis, toujours obsédés par l’avoir et le pouvoir pour se soucier de l’être. Ioura veut que son cousin écrive cette épopée des temps modernes pour témoigner et peut-être avertir, prévenir, inciter les hommes à mener une autre vie.