critiqué par Colen8, le 2 juin 2016
( - 82 ans)

La note: étoiles

Vers une défaite de l’intelligence désincarnée

Le sujet rationnel libre et autonome issu en Occident de la philosophie des Lumières est voué à se soumettre. Sous couvert de choix, subtilement conditionné par des stimuli d’écrans dont la mission principale est de coloniser son esprit, de capter son attention hors du réel, il s’adonne volontairement à un monde virtuel toujours plus frustrant pour virer aux addictions s’il n’a pas déjà sombré dans la dépression. Contre l’autorité de la monarchie, contre celle de l’église, l’individualisme, la responsabilité, la réussite sociale ont justifié le libéralisme économique. La dérive du système est à l’opposé de ses objectifs. Loin de libérer l’individu « moyen » il n’a fait que façonner ses représentations par le marketing et la publicité. Résultat : un isolement croissant dans une forme d’autisme entretenu par les mirages d’une technologie envahissante.
A l’inverse les activités physiques impliquant sensations et ressentis, qu’elles soient manuelles ou sportives ou artistiques ouvrent à une connaissance du monde par des séries de contacts et d’échanges. L’apprentissage de telles pratiques par compagnonnage dans le respect des traditions, l’acquisition des compétences nécessaires sans brider la créativité s’enrichit au fil du temps jusqu’à devenir passion. Celle-ci entraîne à vouloir se surpasser vers une forme d’excellence d’autant plus gratifiante qu’elle est reconnue par les pairs. En guise d’illustration un long chapitre est consacré au renouveau du métier de facteur d’orgue.
A l’aide d’autres exemples tirés de sa propre expérience de mécanicien moto ainsi que de pratiques concrètes, le soufflage du verre, la cuisine, l’assistance à la conduite automobile, la transmission des savoirs, Matthew Crawford qui est aussi philosophe universitaire et consultant livre une réflexion nouvelle, profonde, sur les contradictions de la société libérale induites par les technologies NBIC (numériques, biologiques, informatiques et sciences cognitives). La stratégie des casinos sur le fonctionnement des machines à sous en dit long : peu intéressée par les touristes de passage, elle réussit à « scotcher » des résidents permanents aux machines jusqu’à ne faire plus qu’un avec elles. Servi par une excellente traduction le livre bénéficie d’une écriture limpide, fort heureusement sans jargon.