Edgar Morin : L'indiscipliné
de Emmanuel Lemieux

critiqué par Colen8, le 16 mai 2016
( - 82 ans)


La note:  étoiles
« Nul n’est prophète en son pays »
Son grand œuvre est la publication sans véritable succès en France, de « La Méthode » en plusieurs volumes, une théorie de la complexité détachée de l’approche de causalité linéaire habituelle qui ne résout rien. Son expérience, ses réflexions lui ont appris que les antagonismes sont destinés à être non pas combattus au nom d’une unité vaine, mais à se dépasser, à se transcender en quelque sorte pour s’enrichir mutuellement dans une dynamique en boucle ouverte. Sa haute stature intellectuelle de philosophe, de sociologue et d’anthropologue mondialement reconnue et encensée n’a pas pour autant masqué le fêtard plein d’humour, amoureux, fumeur et buveur invétéré qu’il a aussi été.
Aléa de l’histoire, sa famille juive séfarade originaire de Salonique, ville turque jusqu’en 1912 avant la reconquête grecque, s’est exilée et dispersée entre Belgique, Italie et France où il est né quelques années plus tard. Son père installé rue du Sentier à Paris y gère un commerce de gros en chaussettes et bonneterie. Le décès de sa mère quand il n’a que 10 ans ouvre une blessure profonde dont il ne fera pas le deuil.
Le récit dense et touffu est traversé par une cohorte compacte d’acteurs qui, avec Edgar né Nahoum, devenu Morin pendant la clandestinité de la Résistance ont écrit l’histoire. Jeune étudiant pacifiste, plutôt réservé et solitaire, Il s’y est engagé progressivement par des actions bénévoles d’assistance et de solidarité à Toulouse où on le retrouve après la débâcle de 1940. A la Libération nommé lieutenant-colonel des FTP il est responsable d’un réseau formé de prisonniers de guerre et déportés ce qui lui vaudra d’être élevé plus tard au grade de Grand Officier de la Légion d’Honneur. Ces jeunes gens ou jeunes filles ainsi que leurs ainés dont beaucoup disparaîtront dans la tourmente ont pris des risques immenses pour s’opposer au nazisme. Ils se soutiennent par des amitiés fortes dont certaines dureront toute la vie.
Les années suivantes lui laissent un goût amer. Encarté au parti communiste tout en étant averti des procès staliniens il se lance dans l’écriture et collabore à différents journaux sans trop y croire. Le chômage où il se retrouve à un moment, vu à l’époque comme une sorte d’indignité, l’éloigne de plus en plus de ce que lui, l’orphelin angoissé, a vécu dans le danger comme un rempart protecteur. Il lui faudra un contrat du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) pour se remettre en selle et aborder d’innombrables domaines où il se fera connaître, non seulement la sociologie, mais aussi l’anthropologie, la philosophie ainsi que l’écologie où il fait figure de précurseur.
Pendant ces périodes troublées la sociologie prend son essor comme science humaine et sociale. Toujours peu enclin à être dans le rang, Edgar Morin commence à se faire un nom par ses ouvrages, ses publications dans diverses revues, dont une qu’il fonde et anime pendant plusieurs années. Sa recherche l’engage dans une voie de traverse inexplorée, le cinéma, ensuite plus généralement la consommation de masse, la jeunesse « yé-yé » de « Salut les copains » avant les grands débordements de Mai 68 qu’il considère d’un œil bienveillant. Il continue à enquêter, à publier, il fait des rencontres dans tous les milieux, voyage énormément, s’initie aux théories des systèmes et de la cybernétique lors d’une expatriation d’un an sur la côte californienne, cultive l’éclectisme, observe l’événement présent avec lucidité. C’est ainsi qu’il mûrit une œuvre multiforme restée surtout confidentielle dans son propre pays.
On trouve aussi dans ce récit toute la sociologie des intellectuels de gauche communistes ou apparentés, trop longtemps aveugles au totalitarisme stalinien, et pour certains même après les répressions sanglantes de Hongrie et de Pologne de 1956. Une partie des mêmes se fourvoiera dans le soutien aux indépendantistes algériens sans prendre de distance sur les divisions entre leaders de différents mouvements eux-mêmes instrumentalisés qui les conduira jusqu’à s’entretuer.