Lévi-Strauss
de Emmanuelle Loyer

critiqué par Colen8, le 30 avril 2016
( - 82 ans)


La note:  étoiles
Magistralement reconstitués, les itinéraires hors normes d’une pointure mondiale
Mieux qu’une biographie c’est un roman historique du siècle passé d’une richesse, d’une profondeur d’analyse exceptionnelle, dont le héros est Claude Lévi-Strauss. L’intérêt y est présent de bout en bout même sans rien connaître de son œuvre. C’est un travail de haute volée rendu accessible dans un langage clair et néanmoins rigoureux. En toile de fond de la biographie proprement dite, abondamment documentée, nous est offert tout un pan de l’histoire intellectuelle, artistique et politique des époques successives de sa vie, marquées dans ses débuts par les événements dramatiques que l’on sait. La famille israélite laïcisée originaire d’Alsace, branches maternelle et paternelle confondues s’était installée dans la bourgeoisie aisée. Puis des difficultés matérielles rendent le quotidien précaire et incertain pour ses parents vivant dans le quartier excentré à l’époque de la porte d’Auteuil. Fils unique pourvu d’une parentèle aussi nombreuse que chaleureuse Claude enfant vit dans une atmosphère cultivée avec un côté bohème doublé d’une grande sensibilité artistique où l’on est permissif sur bien des sujets à l’exception de la réussite scolaire. Délaissant l’Ecole Normale pour le droit et la philosophie dont il sera agrégé à 22 ans, l’étudiant milite avec ferveur et enthousiasme pour le socialisme pendant plusieurs années, engagement sur lequel il se fera discret au sortir de la guerre.
Pendant longtemps son avenir n’est jamais écrit, son itinéraire n’étant fait que de ruptures professionnelles ou sentimentales et de bifurcations imprévisibles. Enseigner dans un lycée de province ne le tente plus guère après la première année à Laon. L’opportunité d’un départ au Brésil ouvre sur la sortie provisoire d’une carrière trop lente et monotone pour son goût. C’est ainsi qu’il se plonge dans la théorisation d’une ethnographie balbutiante. Détaché à l’Université de Sao Paulo pendant 3 ans, il y organise ses expéditions dans les territoires indiens qui seront à l’origine de ses publications ultérieures. Ce sera 20 ans plus tard la mise en forme de ses observations et de ses réflexions dans l’ouvrage autobiographique retentissant de 1955 « Tristes tropiques ». Le structuralisme qu’il applique à l’anthropologie s’appuie à la fois sur la théorie linguistique développée à l’origine par Ferdinand de Saussure, sur l’influence nord-américaine subie lors de son exil forcé de 6 ans à New-York à partir de 1941, sur un formalisme relationnel se réclamant des mathématiques. Il s’agit de mettre en évidence des invariants qui définissent l’humain dans le règne du vivant et se déclinent ensuite en une infinité de différences.
Souvent en décalage, voire en porte-à-faux par rapport à ses contemporains le retour en France est marqué de plusieurs échecs à obtenir les postes auxquels il aspire. Ses ambitions de carrière sont ainsi mises en sommeil. La thèse de doctorat d’état obtenue il peut enseigner au niveau universitaire et travailler à mettre en forme ses idées et ses publications qui ne dépassent pas le succès d’estime en France. Paradoxalement sa notoriété internationale appuyée par de fervents amis lui vaut une proposition d’ailleurs déclinée, de la plus prestigieuse des universités en sciences sociales, Harvard. A partir de 1947 la publication de «Les structures élémentaires de la parenté » ouvre sur une longue série d’ouvrages qui lui forgeront une renommée tardive. Ceux-ci sont analysés dans le contexte des écoles ethnologiques et anthropologiques, amorçant aussi un rapprochement avec la psychanalyse. Les influences de Durkheim, Marcel Mauss, Paul Rivet en France, Roman Jakobson aux Etats-Unis sont indéniables. Qui plus est sa proximité avec le surréalisme l’aident à s’immerger dans des mondes, en apparence seulement, irrationnels. Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss met à distance la philosophie, comme la sociologie. Il contribue à l’effacement de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre et devient temporairement incontournable pour toute une génération d’intellectuels.
A l’approche de la cinquantaine son horizon s’éclaircit. Elu après une troisième candidature au Collège de France il y crée la chaire d’anthropologie sociale adossée à un laboratoire de recherche, y enseigne tout en poursuivant ses travaux personnels jusqu’à la retraite. Le point d’orgue intervient au long des années 1960 lorsque sont publiés les 4 volumes des « Mythologiques » dans lesquels l’analyse structurale se déploie sur l’étude d’un millier de mythes et de leurs variantes. C’est la période où les honneurs se succèdent, lui valant une élection à l’Académie Française et l’attribution de la Grand Croix de la Légion d’Honneur. Dans l’esprit de son concepteur l’anthropologie structurale se donne pour but de réinventer l’humanisme occidental largement dévoyé après la Renaissance et les découvertes du Nouveau Monde en laissant advenir l’esclavage puis le colonialisme. Assez rapidement elle se verra contestée, puis réduite en pièces par ses successeurs et parfois anciens élèves tant ethnologues que philosophes, avant d’être comme redécouverte quelque vingt ans plus tard. Enfin devenu un personnage médiatique mondial vient le temps d’une longue retraite, tantôt orientée vers la découverte d’autres mondes, la côte ouest du Canada, le Japon qui le fascine, tantôt consacrée à l’écriture dont le rythme ne faiblit pas. Par un juste retour des choses, lui qui avait abandonné la philosophie pour le structuralisme ne l’aura pas vue revenir en effet boomerang par le truchement des métaphysiques amérindiennes qui semblent en être la source.
Le maître de l'anthropologie française et du structuralisme 9 étoiles

Cette biographie pointilliste, précise et donc richement documentée rend un hommage fervent à un savant qui a su imposer sa discipline en France à partir de l'immédiat après-guerre, soit l'anthropologie, via un courant de pensée qu'il a lancé, le structuralisme. Il commença sa carrière comme agrégé de philosophie et professeur en classes préparatoires, avant d'embarquer pour l'Amérique, au Brésil et aux Etats-Unis, ce qui lui a permis tant de parfaire ses recherches et connaissances sur des tribus primitives que de se sauver de l'épuration juive en Europe. Ce n'est qu'avec peine qu'il impose ses vues scientifiques, intégrant l'Ecole pratique des hautes études, mais restant en marge du système universitaire traditionnel, ne rentrant au Collège de France qu'à la troisième tentative, dix ans après la première, et accédant en fin de carrière à l'Académie française. Son américanisme et ce dernier tournant d'existence publique l'ont éloigné de la tendance marxiste, alors qu'il était lui-même socialiste. Il n'a pas vécu mai 1968 en France, pour cause de recherches, n'a pas condamné la pratique de l'excision et a remis en cause le concept de jouissance sans entrave.

Son oeuvre est apparue multiple, riche et foisonnante, par les thèmes analysés, les influences qu'il a tirées et qu'il a engendrées. Cet ouvrage-fleuve - ou presque - permet de prendre conscience de l'immensité de son apport scientifique, de sa personnalité originale, charismatique tout en restant réservé. Il permet d'apprendre beaucoup à des personnes qui, comme moi, connaissent peu l'anthropologie et le personnage. Il s'avère donc très utile.

Veneziano - Paris - 46 ans - 9 novembre 2017