Les chasses à l'homme
de Grégoire Chamayou

critiqué par Cyclo, le 25 avril 2016
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
la chasse à l'homme ou le permis de tuer : à méditer
Quand même, les bibliothèques, quand on fouille bien, permettent de dégoter des livres dont on n'a jamais entendu parler. C'est ainsi que je suis tombé sur "Les chasses à l'homme" de Grégoire Chamayou, au moment même où je venais de voir (moi qui ne regarde que très rarement les journaux télévisés) un mini-reportage (3 minutes peut-être) sur la chasse à l'homme aux frontières de l'Europe : en l'occurrence en Bulgarie. Mais on sait que ces gens-là, les Bulgares, sont des "sauvages" et que ça ne peut pas arriver par ici, chez le peuple le plus civilisé de la terre !

En douze chapitres très documentés, notre philosophe explore le sujet depuis l'Antiquité grecque et biblique jusqu'au monde contemporain. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on n'a pas beaucoup progressé dans cette matière, sauf sur le plan technique ("Faire l'histoire des chasses à l'homme, c'est écrire un fragment de la longue histoire de la violence des dominants. C'est faire l'histoire des technologies de prédations indispensables à l'instauration et la reproduction des rapports de domination"), et que les droits de l'Homme, dont se gargarisent encore les soi-disant démocrates, sont bafoués plus que jamais. Chamayou explore les mobiles de ces chasses à l'homme (oui, il y a des mobiles, comme pour les crimes), puisque la chasse à l'homme est un crime, ce qui ressort de l'ensemble du livre, ici et maintenant, comme ailleurs et autrefois. La perspective historique nous aide à comprendre.

Répertorions d'abord les différents types de chasse à l'homme :

Dans l'Antiquité, c'est la chasse aux esclaves, que ne manquent pas de justifier les philosophes grecs : "L’art de la guerre est, en un sens, un art naturel d’acquisition, car l’art de la chasse en est une partie de cet art : nous devons y avoir recours à l’égard des bêtes et de ceux des hommes qui étant nés pour être commandés n’y consentent pas" (Aristote, "Les Politiques", trad. Pierre Pellegrin, Flammarion, 1993). C'est aussi la chasse à ceux qui sont bannis et sur qui aucune protection ne peut s'exercer : chasse d'exclusion. Ces deux types de chasse ont perduré bien longtemps après. Et beaucoup de peuples s'y sont livrés.

Par la suite, ça devient la chasse de domination, histoire de rappeler aux dominés qui sont les dominants (Nemrod, roi-chasseur de Babylone, spécialiste de la capture de ses sujets dans la Bible), et même la chasse d'éradication (au Moyen âge la croisade des Albigeois, au XVIe siècle la Nuit de la saint-Barthélémy, après la conquête de l'Amérique, la chasse d'asservissement et d'abattage des Indiens, pouvant aboutir à leur extermination, par exemple en Guadeloupe, du XVIIe au XVIIIe siècle la chasse aux sorcières).

La traite des noirs invente une sorte de nouvelle chasse, en déléguant le soin aux noirs eux-mêmes de se chasser les uns les autres pour fournir les marchands (ce qu'a fort bien vu Voltaire : "ces crimes sont le fait des Européens, qui ont inspiré aux Noirs le désir de les commettre, et qui les paient pour les avoir commis. Les Nègres ne sont que les complices et les instruments des Européens, ceux-ci sont les vrais coupables" (Voltaire, "Essai sur les mœurs et l'esprit des nations", Bordas, 1990) ; ce que Chamayou qualifie de collaboration : "Comme dans toute politique de collaboration, la stratégie consistait à corrompre – ou à défaut, à soumettre – les chefs des dominés", système pervers nécessaire pour le profit du capitalisme naissant (mais ce dernier n'est-il pas pervers par essence, comme on le voit aujourd'hui ?). S'il arrive aux noirs esclaves de se révolter, de s'enfuir, on utilise les chiens et d'autres noirs serviles pour leur faire la chasse. Car voilà "la domination esclavagiste rêvée par les maîtres : un espace sans échappatoire. Ce « choix » même entre la liberté dans la mort ou la vie de servitude faisait partie du dispositif de domination – c'était la seule forme de choix, un choix impossible – que le pouvoir esclavagiste entendait laisser à ses proies. Les termes de cette alternative – l'asservissement ou la mort – étaient ceux voulus par les maîtres. Et tant que, pour les esclaves, la seule façon d'être libres était d'être morts, les affaires pouvaient aller bon train".

Puis on découvre (au XVIIe siècle) que les pauvres font tache dans le paysage : on s'efforce de les enfermer dans les Hôpitaux et asiles et, pour cela, il faut les chasser pour les capturer (c'est bien connu, l'oisiveté des riches est productive – forcément, ils font travailler les autres – l'oisiveté des pauvres est mère de tous les vices). Ce qui entraîne le développement des forces de police, telle qu'elles sont devenues : "Le pouvoir de police émerge comme un instrument de classe, comme principal moyen de la mise au travail des dépossédés, de leur dressage et de leur insertion par la contrainte dans ce qui allait devenir le marché du travail salarié. [...] La police, c'est l'institution chasseresse, le bras chasseur de l'État, chargé pour lui de traquer, d'arrêter et d'emprisonner". D'où son utilisation (et celle de l'armée) dans la répression des mouvements populaires, répression pouvant s'apparenter à la chasse, comme dans la Semaine sanglante de 1871. Aujourd'hui, ça devient la chasse aux migrants, qui sont les pauvres parmi les pauvres. "Hier comme aujourd'hui, à défaut d'éradiquer la pauvreté, il fallait rendre les pauvres invisibles". Ah, si on pouvait rendre les migrants invisibles !

La chasse donne un statut de proie aux individus chassés, rabaissés à un niveau infra-humain : on ne fait pas la guerre aux révoltés ou aux fugitifs, on leur donne la chasse (nègres marrons aux Antilles et ailleurs, sud des Étais-Unis), ce qui justifie les meurtres, les lynchages, les pogroms aussi : les chasses aux Juifs suivent "trois mutations majeures : de chasses émeutières, elles deviennent des chasses étatiques ; de chasses religieuses, elles deviennent des chasses racistes ; de chasses meurtrières, elles deviennent des chasses génocidaires" (sous Hitler). D'ailleurs, ces chasses sont un dérivatif à la contestation sociale toujours possible : mieux vaut que les ouvriers nationaux s'en prennent aux ouvriers immigrés qu'aux patrons (exemple des massacres de travailleurs italiens à Aigues-Mortes en 1893), ou qu'on trouve un bouc émissaire (les Juifs longtemps en Europe). Au fond, tous ces individus, devenus proies, doivent être remis à leur place. Et aujourd'hui, un sans-papiers, un sans-patrie, au fond, ils sont transparents, comme s'ils n'existaient pas ; ils n'ont pas commis d'infraction, ils sont eux-mêmes l'infraction... D'ailleurs tout leur est impossible : travailler, avoir un compte en banque, un logement, etc. Or, chacun sait que les dominants légaux les exploitent pourtant : pas de contrat de travail, pas de charges ; "l'exclusion légale des travailleurs sans papiers permet leur inclusion salariale dans des conditions d'extrême vulnérabilité. Exclus de la légalité, ils se trouvent de ce fait même inclus dans des formes d'exploitation particulièrement intensives"...

Enfin, la chasse aux hommes libère certains humains de tout sentiment : Maxime Du Camp notait que le policier "se passionne pour ce métier, et cela se comprend ; car la chasse à l'homme, au dire de ceux qui l'ont pratiquée, est le plus émouvant de tous les plaisirs" ("Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle", Hachette, 1979). Y compris la chasse aux délinquants (ou aux terroristes aujourd'hui) : l'auteur note que "pas plus qu'enfermer les pauvres ne faisait disparaître la pauvreté, enfermer les délinquants ne supprime la délinquance – pire, cela l'intensifie". Chacun devrait savoir que "la prison, loin d'être l'espace de la rédemption morale du condamné, fonctionne au contraire comme un lieu de corruption des mœurs et d'incubation de la délinquance", mais on feint de l'ignorer.

Chamayou nous dévoile donc la réalité terrifiante de ces chasses à l'homme et de ce qu'il appelle le pouvoir cynégétique. C'est particulièrement visible dans les pays à connotation raciste : "Le plus sûr signe d'un régime de chasses racistes est que les auteurs des violences n'y sont jamais inquiétés – une impunité qui vaut licence de meurtre", car " à la différence de l'identité religieuse, une appartenance de race ne peut pas s'abjurer : elle est posée comme substantielle, et de ce fait, tend à impliquer l'élimination physique des racisés".

Mais ce pouvoir terrifiant existe aussi chez nous, comme le témoignage ci-après, cité par l'auteur, nous l'indique : "Le 9 août 2007, à Amiens, la police tambourine à la porte d'un couple de sans-papiers russo-tchétchène. La famille tente de fuir. Leur fils, Ivan Dembsky, 12 ans, essaie de passer sur le balcon des voisins. Il chute du quatrième étage. Entré dans le coma, il décède à l'hôpital". Communiqué du Premier ministre à ce sujet : - la politique de l'immigration voulue par la Nation […] nécessite une fermeté et un engagement fort de tous les agents de l'État". L'inhumanité gagne donc du terrain au plus haut niveau : "En février 2008, la Préfecture de Nanterre rédigeait une note de service en direction de ses agents, précisant que « les étrangers sollicitant une régularisation ne doivent plus adresser leur dossier par voie postale mais se présenter physiquement ». Invités à se rendre en personne au guichet, c'était en réalité pour y être arrêtés. […] « L'interpellation sera réalisée en cabinet fermé ».

Chamayou montre que le choix des proies a été de tout temps lié à des raisons politiques et économiques. Évidemment, avec l'augmentation de la population mondiale, l'intensification des guerres (outillées quasi toutes par l'Occident et les pays riches) et les migrations qui s'ensuivent, les déplacements de populations nécessités par les choix industriels, les idéologies meurtrières (fascisme et nazisme, stalinisme et ses succédanés, islamisme, impérialismes divers), les nouvelles technologies de prédation qui permettent de reproduire à grande échelle les rapports de domination, tout cela s'est développé à partir du XXe siècle et aggravé dans le nôtre. En verra-t-on la fin ? Je n'y crois guère.

"Les chasses à l'homme" est un essai extrêmement stimulant, riche en informations tant historiques que géographiques, bourré de références aux penseurs de tous temps qui ont tenté de justifier ou de contester cet état de fait, et nanti d'une belle iconographie. C'est un lieu de réflexion sur les liens entre les chasses à l’homme et le pouvoir d’État, le fonctionnement de l’économie capitaliste, ainsi que sur les possibles résistances aux différentes formes de prédation actuelles : enfermements, expulsions, assassinats (y compris par drones interposés) et traques diverses. Le livre nous permet aussi de critiquer la prétendue universalité des droits de l'Homme, qui ne s'exercent réellement qu'en les assimilant "aux droits des citoyens et [même aux seuls] droits des nationaux, [puisque] leur admission par l’État se trouve conditionnée à l’admission des individus dans la sphère de la nationalité".

Gageons qu'aucun de nos grands prédateurs (hommes politiques, grands patrons, maffieux, militaires, guerriers et terroristes) ne le lira !