Forcenés de Philippe Bordas

Forcenés de Philippe Bordas

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Numanuma, le 13 mars 2016 (Tours, Inscrit le 21 mars 2005, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Col hors catégorie

Du vélo, à part faire tourner les pédales, je ne sais rien que le vulgaire sensationnel de ces mules chargées à l’arrache-veines, autant victimes que bourreaux d’un sport devenu spectacle, arène moderne réclamant son sacrifice rituel.
En fait, du vélo, je n’ai que des souvenirs lointains d’enfance franc-comtoise, d’après-midi d’été passées dans la fraîcheur du salon-salle à manger des grands-parents. C’était l’époque du nuage de Tchernobyl, de Mitterrand, du Fruité, des images Panini…
Le vélo, le Tour de France en fait, c’était le domaine du Papi. Je me revois, assis son ma chaise, à ses côtés, ses grosses paluches d’enfant de la campagne, d’ado de la 2ème guerre, d’ancien cheminot, bronzées du travail au jardin, posées haut sur son ventre encore solide, les pieds posés sur la table basse. Je regardais car il regardait.
Il finissait inlassablement par s’endormir tranquillement, par se réveiller en fin de course pour retourner au jardin. Entre les deux, je l’avoue, je ne restais pas devant la télé. Ou rarement. Je n’ai donc que des flashes, des bribes de maillots jaunes et à pois, des bruits de caravane et des commentaires sans fin, comme les étapes elles-mêmes, qui duraient à n’en plus finir. A part Hinault, je suis bien incapable de donner le nom d’un seul coureur. Alors, le Tour de France ne vagabondait pas hors frontières.
Philippe Bordas, dans son recueil, album d’images perdues, fait les portraits des grands, des très grands et de quelques anonymes qui ont forgé le mythe de l’homo velocipedus, si l’on me permet ce néologisme. Bordas ne fait pas dans le journalisme, même s’il a été du métier, il fait dans le portrait allégorique chargé en métaphores plus ou moins filées, en allégories guerrières, en impressionnisme hallucinant. C’est de la poésie brute qui sent son Blondin, son Céline et son intégrale de L’Équipe.
Bordas chante son amour et son admiration pour ces forcenés du bitume, ces avaleurs de graviers, de sable et de pavés glissants, Cantique des cantiques de la route. Chaque page, chaque ligne est une déclaration, un souvenir, un soupir, une admiration qui se lit comme un Mont Ventoux du verbe, un col hors catégorie du qualificatif. Juste un, un petit pour la route, l’étape est encore longue, à propose de Bernard Hinault : « Il succède froidement à Merckx, ce scrabble vivant dont le nom tire à cinq consonnes ».
Bordas convoque un monde perdu fait d’allégoriques centaures pédalant, suant sang et eau pour la victoire, parce que pour gagner, il faut déjà être quelqu’un ; la course n’est qu’un bac révélateur dont sortent des images sépia de champions nés pour être sur un vélo. Un monde perdu, un monde artisanal d’avant les diffusions mondiales, un monde qui porte ses boyaux de secours autours des épaules, un monde où chaque coureur est un individu avant d’être un bout d’équipe. Un monde du siècle dernier, beau dont j’ai aperçu sans les voir, sans le savoir, les derniers feux par quelques journées d’été dans un bout de campagne perdu.

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