Mémoires : Anthologie
de Louis de Rouvroy Saint-Simon

critiqué par Cédelor, le 18 février 2016
(Paris - 52 ans)


La note:  étoiles
Saint-Simon, une civilisation à lui tout seul
Les Mémoires de Saint-Simon sont une somme colossale (8000 pages !) de faits rapportés de la Cour de France à la fin du règne de Louis XIV et à sa mort, de la Régence qui a suivi. C’est tout simplement prodigieux. Rien que dans les éditions de la Pléiade, c’est 8 tomes denses de 1500 à 1900 pages chacun. Pour celui qui n’a pas le courage ou l’envie ou le temps de s’y plonger dans sa totalité, il reste, pour découvrir tout de même ce texte fondamental, la possibilité d’en lire des extraits, ou mieux, une anthologie, qui regrouperait au plus possible les meilleures pages ou les plus importantes.

Celle que j’ai choisie et lue et que je vous propose en critique principale, c’est l’anthologie parue en édition Pochothèque, par François Raviez. Le total des pages proposés, 1428, ne ferait qu’environ 1/6ème de l’ensemble des Mémoires écrites par Saint-Simon. Mais c’est déjà conséquent, tout en plages pleines et caractères serrés. Pourtant, à mesure que j’en lisais toutes ces pages, il m’est venu bien des fois le regret de n’avoir pas directement commencé à lire l’intégralité des Mémoires dans les éditions de la Pléiade, tellement tout ce qui y est écrit est prodigieux (je sais, ça fait la 2ème fois que j’utilise ce superlatif, mais le moyen d’en trouver un autre ?).

C’est tout un monde disparu qui revit sous nos yeux, grâce à la plume extraordinaire de Saint-Simon, celui des années 1796-1723, période que recouvre les Mémoires, avec tous les faits et événements qui s’y sont passés, les personnages qui y ont agis et vécus, d’une façon tellement vivante et vraie, dans tous leurs détails, leurs grandeurs, leurs petitesses qu’on s’y plonge avec délices et surprise.

Saint-Simon a vécu, vu, entendu, appris lui-même tout ce qu’il raconte, en étant un spectateur et un acteur du milieu social dont il rapporte quasiment les moindres faits et gestes au moins les plus dignes, selon lui, d’être rapportés. Et la somme qu’il en rapporte est confondante. Quasiment tout y est intéressant et passionnant. Il y a d’abord les faits historiques et les personnages associés. De l’époque de Louis XIV, qu’en savons-nous ? Pour moi, peu de choses, de ce que j’en avais appris à l’école, vu à la télé, visité dans des musées, bien sommairement en somme. Avec Saint-Simon, on découvre l’ampleur de la vie qui s’y déroulait alors, dans toute sa richesse et sa diversité. La révocation de l’Edit de Nantes, on connaissait, mais la guerre de succession d’Espagne, par exemple ? Tout le monde connaît Louis XIV, mais connaît-on aussi bien son petit-fils, le duc de Bourgogne, par ex, ou le Régent Philippe d’Orléans ? Sans parler d’autres noms tout à fait obscurs pour nous mais qui ont à l’époque pourtant joué un rôle considérable, comme la princesse des Ursins, le duc de Vendôme, le cardinal Dubois et d’autres, et d’autres encore, plus ou moins considérables, plus ou moins obscurs ou importants mais surtout bien inconnus de nous maintenant, et tous rendus par Saint-Simon dans toute la vérité de leur existence, de ce qu’ils furent, ont fait, ont été, ont dit, et cela avec un détail, et une pénétration époustouflante. Saint-Simon est célèbre pour la galerie de portraits qu’il a laissée. 1260 hommes et femmes ont leur personnage et personnalité peinte dans les Mémoires. Rien que par le nombre, c’est un impressionnant tour de force, mais par la qualité de l’analyse psychologique et comportementale, c’est tout bonnement prod… euh, phénoménal, incroyable, génial (ne rayez pas les mentions inutiles, il n’y en a pas). Tous ses portraits sont saisissants de profondeur et d’étendue et sont chacun (ou presque) des mini-œuvres d’art. Sont-ils pour autant tous aussi véridiques qu’ils paraissent l’être ? Nous ne pouvons le savoir avec certitude, les personnes portraiturées ainsi sont mortes depuis longtemps. Mais il faut saluer la performance littéraire que cela représente, tant en qualité qu’en quantité. Certains portraits courent ainsi sur plusieurs pages, celui de Louis XIV, bien sûr, mais d’autres aussi, tout aussi admirables et passionnants à lire, ceux du duc de Lauzun (dont « la vie est un roman »), de Mme la Dauphine si émouvant, du Père Tellier, confesseur du roi, si sombre, de la princesse d’Harcourt si détestable, de la duchesse de Berry si atterrant, du ministre Pontchartrain si repoussant, de M. le duc d’Orléans si plein de regret, de Vauban si admirable de courage, etc etc.

Et le tout est décrit dans un style inimitable, superbe, universel, bien souvent proustien et bien souvent plus que cela encore. Une écriture fluide, serrée, compacte, suivie, entortillée, qui court, qui court sans jamais s’arrêter, avec pourtant quelle clarté, quelle concision, quelle netteté, quelle beauté ! Je le classe d’emblée parmi les plus grands écrivains que la France ait produites. La haute volée de son style littéraire est merveilleuse, mais il faut dire aussi que c’est de l’ancienne France, avec des mots, des tournures, des expressions qui n’ont plus cours et qui peuvent rendre certaines phrases et passages difficilement compréhensibles. Les notes de bas de page de François Raviez nous aident à les comprendre. C’est ainsi qu’on constate que le langage d’alors est d’une richesse égale à la nôtre, avec ses expressions propres. « Être de la bouteille » par ex, c’est être au courant ou faire partie d’un complot, un « tiercelet », quelqu’un de peu d’importance qui veut faire croire qu’il en a, un « sproposito » c’est dire ou affirmer à tort et à travers. Et il existe des dizaines d’autres comme cela qu’on découvre avec enchantement au fil de la lecture.

Bref, c’est tout un univers que nous fait (re-)découvrir Saint-Simon, dans le véritable détail de ce qu’il a été, le sien, celui de l’Ancien Régime. Saint-Simon, c'est une civilisation à lui tout seul nous dit en introduction François Raviez, et c'est bien un peu vrai. C’est un bonheur que de le lire, pour son style, pour son contenu, ses histoires, ses portraits, ses aventures, ses descriptions de faits et de situations, ses personnages…. Pour toute l'immense richesse du monde dans lequel il a vécu. Tant qu’à lire, autant vous conseiller l’intégralité de ses Mémoires. Si vous n’en pouvez, mais, alors prenez cette anthologie Pochothèque, elle en vaut le détour et résume très bien tout ce que Saint-Simon a tenté de rendre exhaustivement. Vous en aurez déjà beaucoup de l’essentiel, même si une anthologie ne peut pas tout rendre et fait forcément l’impasse sur beaucoup d’autres passages tout aussi dignes d’intérêt.

Je vous en souhaite bonne lecture, ces Mémoires vous accompagneront longtemps pendant et après !