Venise ! ô ma jolie
de Léon-Paul Fargue

critiqué par Eric Eliès, le 16 février 2016
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Evocation lyrique de la beauté de Venise, pourrissante et vénéneuse
Dans ce très court recueil de petits textes de prose poétique, présenté par Fata Morgana comme un inédit que Gaston Gallimard aurait vainement réclamé à l’auteur, le poète a consigné, avec un accent lyrique, les impressions nées d’un séjour à Venise en 1924, qui lui offre le spectacle fascinant de sa splendeur et de sa déchéance inextricablement mêlées. Léon-Paul Fargue, qui fut un poète promeneur (il est notamment l’auteur de « Le piéton de Paris »), arpente les rues et les places, se perdant dans la foule cosmopolite des touristes (dont il se moque un peu) venus de toute l’Europe s’enivrer de Venise, devenue le simple décor de sa légende.

La place Saint-Marc est un cabinet de glaces où des nègres d’orgues de Barbarie, en papier d’argent et bois verni d’ocarina, vous offrent des plateaux et des porte-manteaux (…) Il n’y a plus que les pigeons pour faire grand siècle, ils sont signés Carpaccio. L’heure est Cinzano. On vous tend des fleurs, des seins et des sorbets.


Longeant les canaux où l’eau sale, qui ronge la ville comme une lèpre, se pare de l’éclat du ciel et des palais chargés d’art et d’histoire, le voyageur subit la puissance d’attraction d’une ville profondément terraquée bâtie entre la terre et la mer comme si ses palais n’étaient que constructions de corail découvertes par la marée…

Venise est bâtie sur des vagues, sur des poissons de sable, sur des forêts. Elle est bâtie avec de l’eau. La mer est amarrée à ses poteaux. On la sent sous ses dalles houleuses qui se retourne en dormant. Les coquillages lui mangent les pieds, elle-même coquille, efflorescence marine sculptée par le flot de campaniles et de fleurons.


…mais il éprouve également la tristesse lugubre des canaux et des ruelles couvertes de moisissures, où fleurissent, au milieu des souvenirs de Carpaccio et de Véronèse qui inspirent des rêveries d‘amour, la pourriture, la misère, le crime et la prostitution.

Venise suinte, elle fait eau de toutes parts. Splendeur sordide, pourriture d’Art, la belle crasse ! L’eau est si sale qu’on peut écrire son nom dessus. Intestins d’écume où nagent des pelures, les mouches s’essuient les pattes avant d’entrer dans les ordures. / O doux soleil des charognes ! soleil mangeur de miasmes et de chloroses. La brise chaude pamée aux gadoues est molle comme un chien noyé gonflé d’eau. Remous de chaleur, l’azur clapote. L’écho que renvoie la muraille seul donne un peu de fraîcheur. (…) / Venise vénérienne ! Pour 100 lires, on a un Véronèse dans son lit. Croupe d’orgueil, nue dans son châle noir, elle avait la peau rose et brune d’une cruche fraîche dans l’ombre. Il faut aller à Venise pour voir encore des seins qui fassent penser à des cédrats ! J’entendais les pas secrets du crime derrière le damas.

Venise, qu’il personnifie en l’identifiant à une femme, ressemble à une comédienne déchue qu’on croiserait en haillons, sale et puante, mais dont le port altier et le maquillage entretiennent la beauté sensuelle, désirable jusque dans les nonnes croisées au hasard (Une nonne passe. Jésus se balance sur sa poitrine d’opéra. Crucifix mordu, quel désir recèle l’ardent secret du cilice sous la robe ? On le rêve sur son corps dévêtu le collier sonore de son chapelet où pend une tête de mort), malgré l’évidence de son caractère factice.

Venise, l’âme n’est plus qu’un cri, on s’épuise à ta beauté ! Mais tes amours sont plaquées comme tes nacres ; ton ciel maquillé, quand on le touche, reste aux mains. Son masque coule, Venise dans ses oripeaux de théâtre, montre son visage poché de rides noires. Histrion du bonheur, Ah vieux spasme ! Venise vieille guitare à casser sur le dos des Pulcinello… Quels beaux théâtres de suicides les lupanars aux bougies !


Les images de Léon-Paul Fargue sont parfois un peu répétitives et guère originales mais elles sont lyriques et puissantes ; elles entretiennent le mythe de Venise, merveilleuse cité à l’agonie dans l’or de ses palais.

Le palais peint sur l’eau son loisir superbe. Gloire mitée des drapeaux, miroirs en léthargie, quel éclat de mort aux lustres des colonnades !


Il se dégage du recueil un romantisme morbide très « fin de siècle », aux sombres échos tragiques d’amour et de mort (A Venise la nuit est immense comme la mort), qui peut faire songer à certains auteurs contemporains de LP Fargue, comme Maurice Magre (« La montée aux enfers »), Marcel Schwob (« Le livre de Monelle ») ou Hans Heinz Ewers (qui, dans « L’apprenti sorcier », évoque également la décrépitude de Venise en des pages très puissantes), comme si Venise était le symbole, au charme vénéneux, d’une époque troublée...