Les goulags de la démocratie : Réflexions et entretiens
de Angela Davis, Eduardo Mendieta

critiqué par Cyclo, le 6 février 2016
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
Un brûlot signé Angela Davis
Dans notre triste période qui a engendré la "guerre contre la terreur", le livre d’Angela Davis "Les Goulags de la démocratie" (beau titre volontairement provocateur), nous montre le rôle que joue la prison aux USA (et par extension, dans le reste du monde, en France notamment) dans la reproduction du racisme et dans la répression politique.

On notera qu'Angela Davis peut se permettre plus que toute autre d'évoquer le système carcéral. Recherchée comme beaucoup de militants noirs radicaux par le FBI, elle fut condamnée à la peine capitale, puis acquittée en 1972 après seize mois de détention, sous la pression d'un mouvement international connu sous le nom de "Free Angela and all political prisoners". Cette connaissance de la prison par l'intérieur l'a amenée à réfléchir profondément sur l'institution carcérale devenue complexe carcéro-industriel selon elle (à comparer avec le complexe militaro-industriel), et à faire le lien, qui lui paraît évident, entre criminalisation et racialisation. Sa formation de philosophe lui paraît offrir "une position avantageuse à partir de laquelle on peut formuler des questions" que les sciences sociales peinent à entrevoir.
Dans ce livre d'entretiens réalisés à la suite des révélations de février 2006 sur l’usage intensif de la torture par l'armée américaine à Guantanamo et Abou Ghraib, Angela Davis analyse les traitements des prisonniers dans les établissements pénitentiaires ordinaires, avec leur cortège de racisme institutionnalisé (qu'elle a bien perçu, en tant que noire), de coercitions sexuelles (notamment envers les femmes, là, c'est la féministe qui parle), et les liens avec la pauvreté…
Elle revient sur la période historique qui vit l'abrogation de l'esclavagisme pour montrer que l'esclavage a continué de durer sous d'autres formes, par l'emprisonnement massif de la population noire, qui entraîne le retrait du droit de vote des prisonniers, et elle rappelle que "Bush n’aurait pas été élu si l’on avait permis aux prisonniers de voter", et la perpétuation de la peine de mort aux USA. Elle note même : "Je soutiens, par exemple, que l'explication la plus convaincante de la perpétuation systématique de la peine de mort aux États-Unis – cas unique à cet égard parmi les pays industrialisés du monde – est le racisme qui associe la peine de mort à l'esclavage. Il découle notamment d'une telle analyse que nous devons changer notre manière de réfléchir aux mécanismes du racisme structurel contemporain – lequel peut faire mal aux blancs comme aux personnes de couleur, lesquelles sont, bien entendu, les cibles principales".
Elle ajoute, passant du plan historique aux répercussions d'aujourd'hui : "Les lynchages ont également contribué à valider la peine capitale, qui était l'objet de controverses depuis la période révolutionnaire. J'estime que la peine de mort et le lynchage sont très étroitement associés, surtout lorsqu'on considère qu'ils tirent tous deux leurs origines de l'esclavage et que la mort infligée par la collectivité était – et est encore – beaucoup plus susceptible d'être justifiée lorsque le cadavre est noir que lorsqu'il est blanc". Enfin, ajoute-t-elle : "pour abolir entièrement les conditions oppressives engendrées par l'esclavage, il eut fallu créer de nouvelles institutions démocratiques. Mais parce que cela ne s'est pas produit, les Noirs ont été soumis à de nouvelles formes d'esclavage – en allant de la servitude par endettement et du système de louage des détenus jusqu'à un système éducatif ségrégué et de seconde classe".
Elle montre ce qu'est en réalité la société états-unienne, et comment on y résout la question sociale : "Voilà la logique de ce qu'on a appelé la boulimie d'emprisonnement. Au lieu de construire des maisons, jetons les sans-abri en prison. Au lieu de développer le système éducatif, jetons les analphabètes en prison. Jetons en prison ceux qui perdent leur travail à cause de la désindustrialisation, de la mondialisation du capital et du démantèlement de l’état providence. Débarrassons-nous de tous ces gens-là. Libérons la société de toutes ces populations dont on peut se passer. En vertu de cette logique, la prison devient un moyen de faire disparaître les problèmes sociaux sous-jacents qu’ils incarnent". D'ailleurs, tout cela vient de loin : "le recours excessif à l'emprisonnement est une conséquence de l'érosion des perspectives éducatives, lesquelles s'amenuisent à leur tour lorsque l'emprisonnement est utilisé comme fausse solution à la médiocrité du système d'éducation public. La persistance de la pauvreté dans le cœur du capitalisme planétaire engendre une accroissement des populations carcérales, qui alimente à son tour les conditions qui reproduisent la pauvreté".
Par ailleurs, l'armée sert aussi de voie de garage, prétendument niveleuse, aux jeunes noirs : "En fait, de nombreux jeunes qui s’engagent dans l’armée – en particulier parmi les jeunes de couleur – le font souvent pour échapper à une trajectoire de pauvreté, de toxicomanie et d’analphabétisme qui les mènerait directement en prison. Brève observation, enfin, dont les implications sont énormes. Au moins une entreprise de l’industrie de la défense a recruté activement de la main d’œuvre carcérale. Représentez-vous cette image : des prisonniers fabriquent des armements qui aident le gouvernement dans sa quête de domination mondiale". Et les États-Unis exportent vers le reste du monde leur modèle de complexe carcéral. Elle ajoute à propos de l'armée : "Cette idée de l'institution militaire considérée comme une institution qui nivelle, institution qui fait de tous ses membres des égaux, est effrayante et dangereuse, car force est de conclure qu'il s'agit de l'égalité des chances pour tuer, pour torturer, pour pratiquer la coercition sexuelle".
Aucun doute pour Angela Davis.Il y a des liens étroits entre politique carcérale et politique étrangère : on exporte les mauvais traitements, les viols des détenus et autres techniques de châtiment issus de l’institution de la prison américaine et directement reliés à la manière dont on traitait les esclaves. Et tout cela est même dévoyé avec les prisons en terre étrangère (Guantanamo, Abou Ghraib) où ne s'appliquent plus les garanties de droit du sol américain : absence d'avocat, tortures diverses. Ce qui permet au gouvernement de cacher des faits ou de se dédouaner à bon compte. Elle en appelle au fascisme : "J'utilise le terme de fascisme en connaissance de cause. Je ne l'ai jamais employé à la légère. Mais comment définir autrement la torture, l'abandon et la dépravation qu'on fait subir aux détenus à Guantanamo – des personnes qui ont été arrêtées pour la seule raison qu'elles étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Des enfants ont été emprisonnés pendant des années, coupés de leurs familles, à un endroit où, selon les plus hauts fonctionnaires, ils n'ont pas droit à un avocat parce qu'ils ne sont pas sur sol états-unien".
Avec les médias qui font régner la peur ("Il importe également de tenir compte du contexte social dans lequel les images sont produites et consommées"), on est entré dans un engrenage qui nous fait nous demander à quel type de "démocratie auquel on nous demande de consentir". Angela Davis note à propos de l'Irak : "Quel genre de démocratie est disposée à traiter des êtres humains comme des déchets ?" Elle rappelle le simple bon sens qui veut qu’une démocratie ne peut émerger de l’oppression d’un groupe par un autre. Et que le souci de sécurité, constamment véhiculé par les médias, permet de dissimuler en fait une toute autre chose : "Cette idée fixe de la sécurité comme outil de maintien de l'ordre à l'intérieur et à l'extérieur du pays contribue à fabriquer la peur ubiquiste, laquelle incite les gens à négliger les aspects de la sécurité qui exigent qu'on se soucie de questions telles que les soins de santé, l'éducation et le logement, par exemple".
Toujours fidèle à ses engagements révolutionnaires de jeunesse, Angela Davis prône "d’autres versions de la démocratie [...] dans lesquelles les problèmes sociaux qui ont permis l’émergence du complexe carcéro-industriel seront, sinon totalement résolus, tout au moins affrontés et reconnus". Elle garde aujourd'hui encore l’espoir de la possibilité de luttes radicales par "l’unité communautaire transraciale", dans la perspective "des luttes pour l’égalité et la justice". "Si je ne croyais pas à la possibilité de défaire le capitalisme un jour et à un avenir socialiste, je n'aurais plus d'inspiration pour poursuivre mon travail politique". C'est, sans doute, un grand défi pour demain, si nous souhaitons que le monde s'améliore autrement que pour devenir un vaste marché destiné à des consommateurs zombies, car "la marchandise a pénétré tous les aspects de la vie des gens dans le monde entier par des moyens qui sont sans précédent historique. La marchandise – et le capitalisme en général – s'est insinué dans les structures du sentiment, dans les espaces les plus intimes de la vie des gens". Angela Davis montre la nécessite d'articuler la pensée critique féministe avec celle des penseurs noirs américains ou progressistes pour faire converger les luttes pour plus de justice sociale. "Il nous faut exiger avec insistance l'adoption de critères de démocratie différents : droits tant réels que formels, droit d'être à l'abri de la violence, droit à l'emploi, au logement, aux soins de santé et à une éducation de qualité". Car, par exemple le démantèlement progressif des aides sociales est directement responsable de l’augmentation du nombre de femmes en prison ou de l'abus des drogues chimiques.
Elle dresse un tableau presque tragique des mirages de l’intégration des personnes de couleur au sein des institutions américaines ; car l’objectif du mouvement des droits civiques des années 60 ne lui semble pas avoir été de renforcer le système racialiste, mais de tenter de démonter les institutions qui l'ont créé. D'où cette critique radicale de la prison (qu'elle approfondit dans un autre livre "La prison est-elle obsolète ?"), cette dénonciation permanente du complexe carcéro-industriel, élément-clé du système oppressif. Elle montre que la société de surveillance mondiale en train de s'installer (cf notre état d'urgence en France) provient en ligne directe du système carcéral américain et génère abus et tortures en tous genres. "L'accroissement de l'incarcération [aux USA] est, le plus souvent, l'accroissement de la surveillance [elle-même principalement racialisée]. Les communautés qui sont soumises à la surveillance policière sont davantage susceptibles de fournir plus de corps humains à l'industrie du châtiment".
Elle montre à plusieurs reprises que la "guerre contre la terreur" nourrit un accroissement du racisme : "Les attaques brutales contre les personnes qui paraissent être des musulmans ou des Arabes ont démontré que le racisme était bel et bien vivant aux États-Unis et qu'il frappait de nouvelles cibles". À plusieurs reprises, elle note la prégnance du racisme aux États-Unis : "Bien que chaque individu dispose du droit à l'application régulière de la loi, ce qu'on appelle la cécité de la justice permet au racisme sous-jacent et aux préjugés de classe de répondre à la question de savoir qui va en prison et qui n'y va pas". Et que, toujours dans le cadre de la "guerre contre la terreur", "la répression militaire a été tournée vers l'intérieur du pays et déchaînée contre la dissension politique" (ce qui se passe en France déjà avec l'état d'urgence). Elle ajoute, ce qui me semble très important : "La notion de culture préconisée par les guerriers contre la terreur se fonde sur l'idée qu'il doit exister une hiérarchie de culture au sein de laquelle la culture islamique est à priori inférieure".

On le voit, ce livre est très substantiel, indispensable. Il permet de mieux comprendre notre monde actuel. Cette grande intellectuelle afro-américaine, en décrivant la situation aux USA il y a dix ans, nous éclaire sur la situation en France aujourd'hui, et sur les graves dérapages potentiels qui pourraient se produire chez nous.