Wittgenstein et les limites du langage. Suivi d'une lettre de GEM Anscombe et de Logique et littérature Réflexions sur la signification de la forme littéra
de Pierre Hadot

critiqué par Gregory mion, le 6 février 2016
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Wittgenstein : médecin du langage et des pensées.
On connaît Pierre Hadot pour ses études remarquables sur la philosophie antique, on le connaît moins pour son examen de la philosophie de Wittgenstein, pourtant tout aussi magistral. Pierre Hadot fut d’ailleurs l’un des premiers, en France, à nous familiariser avec la pensée décapante de Wittgenstein. Ses contributions les plus décisives sont réunies dans ce petit ouvrage fort instructif et dont on ne manquera pas de souligner le caractère pionnier, puisqu’il se confronte à une philosophie qui n’était alors pas encore traduite en français. En effet, l’essentiel des contributions de P. Hadot date de la fin des années 1950, et les traductions françaises des différents textes de Wittgenstein ont commencé à envahir nos territoires philosophiques durant les années 1960. Il est par conséquent très intéressant de noter en quoi l’œuvre de Wittgenstein provoqua chez P. Hadot une sorte de convulsion intellectuelle. Il semble d’ailleurs que chacun d’entre nous, au contact prolongé de Wittgenstein, ressente la nécessité de réinvestir l’ensemble de ses réflexes philosophiques, comme si nous étions pris d’un douloureux embarras, d’une hésitation majeure quant à la viabilité et la formulation de nos réflexions les plus communes. Autant Descartes nous avait permis de certifier l’existence et la permanence du sujet pensant, assuré dans ses raisonnements, certain de lui-même et franchement armé pour ne plus guère se tromper à condition qu’il applique rigoureusement le doute méthodique, autant Wittgenstein bouscule notre « Je pense » en partant du principe que notre langage est insuffisant, voire insignifiant, dès qu’il cherche à exprimer la réalité d’un état de conscience. De ce point de vue, tout ce que nous exprimons de nous-mêmes doit être révisé ou à tout le moins relativisé, de même que nos manières de dire le monde doivent être réinterrogées. Il importe donc d’effectuer un travail ascétique de clarification de nos pensées, ce qui revient à ne pas prendre pour argent comptant les résultats colligés jusqu’alors par la philosophie. Pour Wittgenstein, en outre, la philosophie n’avait fait que créer des pseudo-problèmes et des non-sens qu’il fallait de toute urgence désamorcer parce qu’ils fondaient une image du monde erronée.

Comme l’indique le titre de ce recueil, il s’agit de faire entendre au lecteur plus ou moins averti la façon dont la pensée de Wittgenstein envisage le potentiel du langage, plus précisément en se demandant ce qui peut se dire et ce qui ne peut pas se dire. En insistant sur la nature inexprimable de certaines choses (comme par exemple le « Je » en tant qu’il ne peut pas dire tout ce qui accompagne son expression), qui mettent en évidence les limites de notre langage, Wittgenstein cultive le projet souterrain d’une éthique où se révèleraient les hommes sages, les bien-parlants, c’est-à-dire les hommes qui savent faire silence quand il serait justement inopportun de s’agiter dans une parole en surnombre. Ceux qui se taisent devant l’inexprimable sont ceux qui voient le monde correctement (« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » nous dit la dernière et fameuse proposition du Tractatus logico-philosophicus). Paradoxalement, il apparaît que la première entreprise philosophique de Wittgenstein déroge à cette règle drastique dans la mesure où tout le Tractatus fait étalage d’un grand nombre de propositions qu’il aurait fallu taire tant elles impliquent des sujets apparemment indicibles. C’est que nulle philosophie ne saurait se contenter du silence ou prescrire une sagesse muette et abasourdie, tout comme nulle philosophie ne saurait prétendre mettre un point final à son exercice, aussi les travaux du « premier » Wittgenstein suggèrent que cette sagesse s’annonce comme « un idéal inaccessible qui motive la quête sans fin du philosophe » (p. 21). Toute philosophie est l’apanage d’un « discours critique » qui ne peut renoncer à sa mission et qui contient le désir toujours renouvelé de se transformer, d’évoluer, d’abord en tant que discours, puis ensuite en tant qu’individu qui tient ce discours (cf. p. 21).
Si Wittgenstein a laissé la philosophie de côté pendant une bonne décennie avant de revenir à Cambridge en 1929, où il avait jadis agité les neurones de Bertrand Russell et de ses acolytes au début des années 1910, il ne pouvait finalement que s’y réengager compte tenu des intuitions disséminées dans son Tractatus. À partir de ce retour à la fois émotionnellement inattendu et théoriquement prévu, Wittgenstein ne cessera d’optimiser et de recommencer sa pensée, fidèle à sa réputation d’exigence, conforme à la pratique philosophique au sein de laquelle rien ne peut revendiquer une résolution définitive des questions posées.

Tandis que le Tractatus avait établi une distinction fondamentale entre « dire » et « montrer » (la forme logique du monde se montre dans le langage, mais il nous est impossible d’en exprimer l’arrangement profond), aboutissant à de sincères reproches quant aux prétentions de la philosophie, Wittgenstein reprendra le problème à la racine en le déployant à travers la thématique des « jeux de langage ». Cette reprise repose sur l’aveu de ses propres erreurs de jeunesse (cf. la préface des Investigations philosophiques). En mettant cette fois-ci l’accent sur le langage quotidien et ses tournures ludiques, Wittgenstein affirme que la philosophie n’a pas à ajouter ou à retrancher quoi que ce soit à nos usages ordinaires de la langue (cf. p. 86). Tel qu’il se déploie au jour le jour, le langage commun nous indique comment, linguistiquement, des objets cohabitent avec d’autres objets, et comment ce commerce de la parole est susceptible de nous présenter un ordre satisfaisant du monde. Ce n’est ainsi pas tant une vérité ultime qui est en balance dans les écrits du « dernier » Wittgenstein, mais plutôt l’ambition de saisir certaines configurations sociales, le goût de comprendre le fonctionnement de quelques-unes des règles qui nous font commettre un coup dans notre jeu de société. C’est pourquoi, par exemple, Wittgenstein s’interroge sur ce qui a réellement lieu quand nous disons « J’ai mal ». Dire « J’ai mal », ce n’est pas découvrir aux autres toute la vérité de notre douleur, c’est au contraire s’inscrire dans un jeu social, c’est jouer un jeu de langage qui fait convention et qui nous attire la considération ou la compassion de ceux qui nous écoutent (cf. p. 88). En cela, notre intériorité ou notre véritable contenu mental ne se communique pas ; nous n’avons à comprendre que ce qui a lieu dans le monde lorsque nous disons « J’ai mal » et non pas ce qui a lieu dans notre monde intérieur ou dans celui des autres lorsqu’ils en disent autant. L’enjeu ultime, en ce sens, consiste à préciser les situations où le langage se manifeste, et non pas à déterminer la cartographie des consciences en essayant de savoir tout ce que le « Je » transporte en lui.

De toute façon, pour Wittgenstein, les mondes intérieurs sont incommunicables et il est indispensable d’avoir la sagesse de l’accepter. Pour nous l’expliquer, il utilise l’exemple devenu célèbre du scarabée dans la boîte (cf. Investigations philosophiques). La boîte représente notre conscience (l’intériorité) et le scarabée un contenu de la conscience. Chacun d’entre nous possède un scarabée dans sa boîte et dès que l’un d’entre nous prononce le terme « scarabée », chacun comprend ce qu’il veut dire, le mot s’inscrivant intelligiblement dans la discussion. Cependant, si je voulais savoir exactement de quelle nature est le scarabée dans chacune des boîtes, je m’apercevrais qu’il n’est pas possible de la caractériser. Nous savons tous ce que signifie un « scarabée », nous sommes même capables d’en faire des métaphores ou des jeux de mots, mais nous ne sommes pas en mesure de distinguer exactement comment sont les scarabées dans chacune des boîtes. Tout scarabée, et par extension tout contenu mental, renvoie à une intériorité dont la richesse et les processus de formation nous sont invisibles, imprononçables et foncièrement inconnus. Dussé-je écrire une autobiographie de mon intériorité (comme l’a récemment fait Paul Auster avec ses excellentes Excursions dans la zone intérieure), je n’aurai jamais suffisamment de brio ou de transparence linguistique pour donner à voir le visage de mon intériorité. C’est la raison pour laquelle il est plus adéquat d’étudier le langage en tant qu’il fait surgir des situations et qu’il instruit un ordonnancement social où il m’appartient de savoir jouer et contribuer.