Lettres parlées à son ami allemand Hellmut Waller: (1967-1998)
de Michel Tournier

critiqué par Cyclo, le 22 janvier 2016
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
des lettres orales !
Pour en finir avec Michel Tournier (mais il vaut mieux, avant, avoir lu ses romans principaux et ses recueils de contes et nouvelles), c'était une bonne idée qu'a eue Gallimard de publier avant sa mort ses "Lettres parlées à son ami allemand Helmut Waller : 1967-1998". Helmut Waller, que Tournier rencontra à Tübingen en 1946, lors de ses études supérieures de philosophie, devint procureur en Allemagne. Il traduisit en allemand plusieurs livres de son ami. Ils se revirent assez souvent, Michel Tournier, grand voyageur et germaniste, parlant très bien allemand, allait presque chaque année en Allemagne.
En dehors des lettres manuscrites, ils se sont écrits en certaines périodes sur bandes magnétiques, donc des lettres parlées, dont le recueil proposé ne donne que celles de Michel Tournier. Pour ce grand causeur (voir le dvd qui lui est consacré dans Les grands entretiens de Bernard Pivot, publié par l'INA), la formule de la lettre parlée permet de sauter à brûle-pourpoint d'un sujet à un autre (ici, principalement sa maison, le presbytère de Choisel, sa famille – mère, frères et sœur, neveux, fils adoptif -, ses livres en gestation, ses voyages, les Rencontres photographiques d'Arles, ses lectures) d'une façon primesautière. Comme toute correspondance (encore que), ça n'a pas été écrit pour être publié, mais c'est un très utile complément à l’œuvre. Et ça se lit bien !
Dans les lettres de 1967 à 1969, il vient de publier "Vendredi ou les limbes du Pacifique" et achève "Le roi des aulnes". Il s'est installé au presbytère de Choisel, son havre de paix, mais bouge encore beaucoup. Il fait notamment un grand voyage au Sahara, dans le Tassili, voyage éreintant, très physique, mais où il a apprécié les paysages rudes et austères autant que la population l'est : comment ne pas être austère dans de telles conditions de vie ? "J'aime beaucoup ce pays. Physiquement, je suis très content de l'épreuve que ça a été. J'ai perdu quatre kilos. J'ai bu n'importe quoi, j'ai couché n'importe où, et non seulement je l'ai supporté – tout le monde l'a supporté, il n'y avait pas moyen de faire autrement – mais je dois dire que j'ai été assez heureux et ça est le principal car beaucoup de gens ont pris ça comme une épreuve pénible. Il y a des gens qui étaient vraiment très malheureux du seul fait de ne pas pouvoir se laver, du tout, pendant neuf jours. Il y a des gens pour qui c'était l'enfer. Moi pas du tout".
Les lettres suivantes vont de 1976 à 1978. Là, il travaille sur les rois mages (qui deviendront le roman "Gaspard, Melchior et Balthazar"), publie la version de Vendredi pour les jeunes ("Vendredi ou la vie sauvage"), commence à rencontrer des scolaires (j'ai sans doute été parmi les premiers à l'inviter) et pense à un roman sur les travailleurs immigrés, qui deviendra "La goutte d'or". Il voyage en Égypte, est subjugué par Louxor et la Vallée des Rois, rencontre ses cousins égyptiens (une cousine germaine de sa mère avait épousé le grand écrivain égyptien aveugle, Taha Hussein, qu'admirait beaucoup André Gide). Il achève la série des "Chambres noires" pour la télévision. Période d'intense créativité.
De 1980 à 1983, les lettres concernent l'achèvement des rois mages, du bref récit "Gilles et Jeanne" (où il confronte Jeanne d'Arc et un de ses compagnons d'armes, Gilles de Rais, le seigneur devenu criminel tueur d'enfants dans son château de Tiffauges, nom propre qui servit à nommer le héros du "Roi des aulnes"). Nombreux voyages, nombreux projets d'écriture (notamment un roman sur Saint Sébastien, un autre sur les sportives est-allemandes dont il m'avait déjà parlé en 1978). Au Sénégal, où il est invité par Senghor pour y rencontrer des enfants autour de "Vendredi", il a la surprise de voir que les jeunes noirs préfèrent Robinson à Vendredi. Une petite fille lui dit : "Je préférerais épouser Robinson que Vendredi parce que je crois que Vendredi serait tout à fait incapable d'assumer la responsabilité de femme et d'enfants".
Les lettres suivantes, de 1985 à 1991, concernent le roman "La goutte d'or", la mise au point du recueil "Le médianoche amoureux" (où, dans la lignée du Décaméron de Boccace, un groupe est réuni pendant une nuit, et chacun doit raconter une histoire). Il vieillit, voyage moins (mais tout de même un autre voyage en Égypte où il rencontre Sœur Emmanuelle dans les "gadoues" du Caire), voit beaucoup d'amis mourir. Il évoque son expérience du métro, où il a suivi, pendant la préparation de "La goutte d'or", un conducteur de rame pendant plusieurs jours, et la hantise qu'avait ce dernier du suicide. Toujours pour "La goutte d'or", dans lequel le héros Idriss doit poser pour fabriquer des mannequins pour le magasin Tati, Michel Tournier rapporte un savoureux souvenir, où lycéen pendant la guerre, il a posé pour un sculpteur qui voulait représenter le Christ : "Il s'agissait de poser. Il faisait un froid épouvantable dans son atelier. Il avait beau chauffer, ça ne marchait pas. Il m'avait fait déshabiller, puis il m'avait fait ligoter car, évidemment, il ne pouvait pas me clouer. Il aurait pu me clouer. Mais enfin, il ne faut quand même pas exagérer".
Enfin, la dernière partie va de 1994 à 1998 : Tournier, septuagénaire, a de moins en moins envie de voyager. Même pour les vacances, il préfère aller au même endroit : "de plus en plus, je me complais dans la répétition. À l'âge que j'ai, je pense que tout ce qui est nouveau est mauvais". Il fourmille toujours de projets littéraires, a réussi à finir son court, mais superbe roman : "Eléazar ou la source et le buisson", un western sur le thème de Moïse. Mais il commence à caler. "Ce qu'il y a de terrible avec moi, c'est que la machine à faire des projets fonctionne très vite et la machine à réaliser ces projets ne fonctionne pas du tout. Évidemment, c'est plus facile de rêver des œuvres que de les écrire".
Je dois dire que j'ai passé un bon moment en sa compagnie, Il va me manquer, à moins qu'on ne publie des inédits sortis de ses tiroirs. Je crois qu'il a laissé ses papiers littéraires à la Bibliothèque universitaire d'Angers. La publication en Pléiade étant annoncée, très vraisemblablement, les chercheurs vont y puiser pour intégrer quelques inédits.